Très peu de gens connaissent l’existence du passage Ohm. Long d’une centaine de mètres à peine, il se trouve près de l’intersection des avenues Triunvirato et De Los Incas. J’y habite un petit appartement avec balcon côté cour.
J’ai quarante-huit ans, et je n’ai jamais voulu — ou pu — me marier. Je vis seul et je m’en sors plutôt bien. Je ne suis ni agriculteur ni botaniste, mais professeur d’espagnol, littérature et latin : si j’ignore tout des sciences dites rurales et naturelles, j’ai quelques notions de linguistique et d’étymologie. C’est par le biais de ces disciplines que j’en suis venu à m’intéresser à l’artichaut — alcaucil, en espagnol.
Une grande partie du lexique espagnol, comme chacun sait, trouve son origine dans la langue des envahisseurs arabes du VIIIe siècle, lesquels créèrent certains termes en donnant une forme arabe à un substantif latin (ou néo-latin) couramment utilisé dans l’Espagne de l’époque.
Tel est le cas du mot mozarabe caucil, du latin capitiellum, qui veut dire « petite tête ». De sorte que alcaucil (article + substantif) signifie « la petite tête ». Ce nom populaire est, disons, plus « expressif » et plus « utile » que le terme scientifique cynara scolymus.
Voyons pourquoi.
Ici, à Buenos Aires, personne n’a jamais vu de plant d’artichaut. Chez les marchands de légumes, ce que nous avons l’habitude de trouver, ce sont justement ces petites têtes mortes, dont le cœur (ou plutôt le réceptacle) et les bases des feuilles (ou, plus exactement, des écailles) sont, certes, très savoureux. Or, ces petites têtes protègent le germe de la fleur ; l’horticulteur les arrache avant que la plante ne se développe, sans quoi elles finissent par durcir et ne sont plus comestibles.
J’ai toujours vécu dans l’ignorance la plus complète de ce qui a trait à la morphologie, à la vie et aux mœurs de l’artichaut. À présent, en revanche, sans me vanter, je peux affirmer que j’ai assimilé une quantité non négligeable d’informations et que je suis devenu une sorte d’autorité de second rang en la matière. Je dois toutefois admettre que, sur la question, il me reste plus de choses à apprendre que je n’en sais déjà.
L’artichaut peut se cultiver en pot d’assez grande taille. S’agissant d’une plante résistante, particulièrement coriace, de la famille du chardon, il nécessite peu d’entretien ; il pousse très vite ; il atteint un mètre de haut et, en largeur, une dimension impossible à déterminer à ce jour.
D’ordinaire, je ne m’intéresse pas aux plantes et ne leur trouve aucun charme. J’acceptai pourtant, avec une gratitude feinte, l’artichaut que m’offrit une voisine surnommée Chiche — une dame d’un certain âge, à lunettes, ennuyeuse et un peu simple d’esprit, et dont le fils, Sebastián, n’est pas très futé non plus.
Le jeune Sebas — comme l’appellent, par apocope, sa mère et ses amis — avait eu bien du mal à arriver au bout de sa troisième. J’ignore pourquoi, j’avais accepté de lui donner gratuitement des cours particuliers d’espagnol, afin qu’il essaie d’apprendre en quelques jours ce dont il n’avait pas même soupçonné l’existence durant les onze ou douze mois précédents.
Je reconnais volontiers que je suis un excellent professeur d’espagnol, avec vingt ans d’expérience — et autant de fatigue — passés à remplir de craie le tableau noir. Mais Sebas — lourdaud indécrottable au raisonnement limité — se fit recaler, comme prévu et à juste titre, par le jury du mois de mars.
Madame Chiche — fanatisme maternel mis à part — sut comprendre que ce n’était pas moi qui était déficient, mais bien son fils et, en guise de remerciement, m’offrit ledit artichaut.
Madame Chiche entra dans mon appartement, y demeura un moment, proféra d’abondantes erreurs et imprécisions, ne prêta pas la moindre attention à mes paroles, me fit part de sa vision désenchantée du monde et — enfin ! — sortit, me laissant cette sensation déplaisante que provoquent habituellement chez moi les personnes de peu d’intelligence et d’une inculture sans bornes. Et le plant d’artichaut resta là, sur mon balcon, dans son pot rouge et blanc, associé à une vague mauvaise humeur.
Peu à peu, il se mit à proliférer en une infinité de petites têtes (alcauciles) vert pâle. Sous leur propre poids, ces nouveaux artichauts firent plier les tiges et commencèrent à ramper sur le sol du balcon, telles les innombrables griffes d’un animal amorphe, difficile à identifier : une sorte de poulpe terrestre épineux, dont l’aspect rappelait la dureté pierreuse et verdâtre des animaux préhistoriques.
Une semaine dut s’écouler ainsi.
Des années entières, j’ai lutté sans succès contre les fourmis rouges, ces petits insectes invincibles et omnivores disséminés dans les multiples cavités de mon appartement.
Un soir, j’étais assis sur le balcon à lire le journal et à boire du maté. Je m’aperçus alors que quatre des nombreuses petites têtes de la plante s’adonnaient à la chasse aux fourmis rouges. Leur technique était aussi simple qu’efficace. Les feuilles en bas et la tige en haut, elles couraient comme des araignées, attrapaient l’insecte avec une précision délicate et, par de rapides mouvements de traction et de mastication, le conduisaient au centre de l’artichaut, où il était ingéré.
En observant attentivement, on pouvait remarquer, aux endroits où la tige mobile — ou tentacule — s’élargissait, que les cadavres des fourmis étaient transportés jusqu’à la tige centrale, où devait se trouver — supposai-je — l’appareil digestif de l’artichaut. J’avais déjà vu un phénomène semblable dans plusieurs documentaires : lorsque la couleuvre avale une souris ou une grenouille, on distingue la forme du corps de la victime qui avance à l’intérieur de celui de son bourreau. C’est exactement de cette manière que se nourrissaient les artichauts.
Je jubilais. Cette découverte me parut de bon augure. Les artichauts étaient infatigables et terriblement affamés. J’imaginai qu’en un rien de temps, ils réussiraient là où j’avais échoué des années durant : ils en finiraient pour de bon avec toutes les fourmis rouges de l’appartement, ces fourmis que, dans mon impuissance, j’avais en horreur.
Effectivement, il en fut ainsi. Quand arriva le jour où il ne resta plus aucune fourmi rouge, l’artichaut s’étendit en quête de nouveaux aliments.
Certains artichauts étranglèrent et dévorèrent les autres plantes du balcon : des roses trémières, des géraniums, un rosier incapable de fleurir, de très vielles fougères, un cactus épineux sauvage. D’autres, quant à eux, préférèrent creuser la terre et capturèrent des vers utiles et des bestioles nuisibles. Un troisième groupe grimpa le long des murs et pénétra au plus profond des antres des araignées.
En vérité, ces artichauts avaient bon appétit. Et ils poussaient. Ils poussaient toujours plus. Bientôt, ils occupèrent tout le balcon. Comme une plante grimpante, ils tapissèrent le sol, le plafond et les murs, tournant et s’enroulant sur eux-mêmes jusqu’à former une jungle inextricable.
Je dois avouer qu’à ce stade, je m’inquiétai un peu : j’eus peur, bêtement, que l’artichaut ne continue de grandir au point d’envahir tout l’appartement.
— Très bien — lui dis-je. — Si telle est ton intention, je te condamne à mourir de faim.
Je baissai les stores en bois gris et fermai hermétiquement les fenêtres du salon et de la chambre. J’étais certain qu’une fois privé de nourriture, l’artichaut commencerait à languir, à s’affaiblir, à se ratatiner, puis finirait par faner en fibres desséchées et mourir.
Je pris cette mesure de précaution lundi 11 avril 1988. En raison de je ne sais quel conflit du travail, les cours furent suspendus jusqu’à la fin de la semaine dans mon lycée. J’en profitai pour m’accorder une escapade à Mar del Plata, en compagnie d’une sorte de petite amie — d’âge mûr, bien entendu —, que je fréquente depuis de nombreuses années. Elle est professeur de mathématiques et s’appelle Liliana Tedeschi. Tous deux adeptes du train et réfractaires à l’autobus, nous partîmes de Constitución la nuit du mercredi et passâmes quatre belles journées dans cette agréable ville à l’atmosphère automnale.
Dimanche 17 avril, vers huit heures du matin, j’étais de retour à mon appartement de la rue Ohm. Comme je redoute les voleurs, ma porte est blindée et munie de deux verrous de sécurité. Modestement fier de ma prévoyance, j’ouvris le premier verrou, puis le second, et je poussai la porte. Je remarquai qu’elle offrait une certaine résistance — pas très forte, il est vrai, mais une résistance tout de même.
Je pénétrai alors dans une sorte de forêt d’artichauts. Un violent courant d’air m’accueillit : en mon absence, ces individus avaient commencé par engloutir les lames du store enroulable, avant de briser les carreaux des fenêtres. À présent, semblables à de gigantesques méduses, ils étaient éparpillés dans tout l’appartement ; ils recouvraient méthodiquement les sols, les murs et les faux plafonds, rampaient dans les coins, grimpaient aux meubles, fouillaient les trous et les moindres recoins...
Voilà ce que je découvris au premier coup d’œil. Je tâchai aussitôt de dresser un bilan plus précis de la situation. Malgré mes efforts pour rester serein, je ne pus que m’indigner face à de tels abus.
Les artichauts avaient ouvert le frigidaire, le congélateur et tous les placards, puis mangé le fromage, le beurre, la viande congelée, les pommes de terre, les tomates, les pâtes, le riz, la farine, les biscuits... Par terre, dans la cuisine, je butai sur des bocaux — désormais vides — de confiture, d’olives, de cornichons, de sauce chimichurri...
Après avoir dévoré tout ce qui était humainement dévorable, ils s’attaquaient maintenant, sous mes yeux furibonds, à tout ce qui était artichautement dévorable — à savoir, d’après ce que je voyais, à toute matière organique, inerte ou vivante. Voilà qu’ils déchiraient, rongeaient et mâchaient le cuir, les plumes des fauteuils, le bois des meubles. Voilà qu’ils déchiraient, rongeaient et mâchaient les livres — oh, mon Dieu ! —, mes livres chéris, collectionnés avec amour pendant plus de trente ans, mes livres mille et mille fois soulignés et annotés — jamais à l’encre, toujours au crayon —, de mon écriture nette et soignée !
Si je n’ai pas de couteau de boucher, je possède une paire de ciseaux à découper le poulet. Je plaçai une tige d’artichaut entre les deux lames d’acier et — haineusement, avec une cruauté jubilatoire — tranchai l’abominable tête ennemie.
L’artichaut décapité roula sur quelques centimètres. À cet instant, la tige sectionnée se ramifia en une multitude de tiges plus petites. Simultanément apparurent quinze, vingt, cinquante têtes, qui se jetèrent sur moi avec furie, cherchant à mordre mes chaussures, mes jambes, mes mains.
Tant bien que mal, je reculai alors vers la chambre, où la densité d’artichauts au centimètre carré était bien moindre. Je suis — je crois — quelqu’un d’assez lucide, et j’étais déterminé à rester serein : je voulais simplement retrouver mon calme et réfléchir un peu, car bientôt, je n’en doutais pas — j’ai toujours eu une grande confiance en moi —, je résoudrais le problème des artichauts.
Je commençai à raisonner.
Durant mon absence, qu’est-ce qui avait bien pu les exaspérer, les rendre fous, même ? À coup sûr, le manque d’aliments. En effet, au cours des semaines précédentes — lorsqu’ils mangeaient à leur faim —, ils s’étaient comportés avec bon sens et dignité. Il suffirait donc de leur fournir la nourriture nécessaire pour qu’ils redeviennent les artichauts calmes et dociles de naguère.
Du téléphone de ma chambre — où il ne restait plus grand chose du lit, des tables de nuit, des placards, de mes vêtements —, j’appelai le magasin Les Deux Amis. Le premier Ami vend de la viande ; le second, des légumes et des fruits. Je commandai au premier huit kilos des morceaux les moins chers — le foie, le mou, les os. Au second, des pommes de terre et des courgettes, bon marché mais très avantageuses. Je leur demandai de me livrer le tout sans délai : j’assouvirais ainsi, temporairement, la faim des artichauts. Plus tard, je chercherais — et trouverais — la solution définitive.
Pendant que nous attendions les vivres, les artichauts et moi, ces derniers rongeaient toujours. Le bruit qu’ils font en rongeant ressemble à celui d’une boîte d’allumettes qu’on secoue — à ceci près que personne ne s’amuse à secouer une boîte d’allumettes en continu, tandis que les artichauts, eux, rongeaient, rongeaient et rongeaient encore, sans arrêt. Ils rongeaient maintenant ce qu’il restait des meubles : ils avalaient le bois, mais recrachaient la laque et les pièces en métal ou en plastique.
Je pensai : « Tant qu’ils auront quelque chose à manger, je serai en sécurité ». Et tout de suite après : « Ils en mettent, du temps, Les Deux Amis ».
À ce moment-là, la sonnette retentit (pas celle de l’interphone, celle de l’appartement) : elle sonna longuement et impatiemment, comme je déteste. Devançant mon geste, un artichaut abaissa la poignée et ouvrit grand la porte.
C’est alors qu’apparut, dans l’ombre du couloir, en tablier blanc et casquette assortie, le gros garçon un peu frustre que j’avais souvent vu occupé à laver le trottoir devant le magasin Les Deux Amis. Il portait à deux mains une immense corbeille d’osier.
Cette espèce d’abruti hors norme, de vingt ans et cent kilos, hésita un instant entre me saluer et avancer. Il ne put rien faire de plus : en l’espace de quelques secondes, il se retrouva entortillé dans une toile d’araignée verte, souple et efficace, formée d’une cinquantaine d’artichauts. Il ne parvint ni à crier ni à remuer les bras. Des artichauts sur les yeux, le cou et à l’intérieur de la bouche, à demi étranglé, encore en vie ou bien déjà mort — je l’ignore —, il fut traîné — aussi légèrement qu’une plume — jusqu’au milieu du salon. Là, dans un tumulte hargneux, les artichauts entreprirent de perforer et de grignoter le gros garçon du magasin, ainsi que sa corbeille d’osier, et les pommes de terre, les courgettes, le foie, le mou, les os.
Cette image des petits artichauts en train de parcourir le grand corps me rappela celle des fourmis rouges lorsqu’elles découpent un cafard, mort ou vivant.
Tandis que ces artichauts-là ingéraient le garçon, d’autres avaient fermé à clé la porte de l’appartement et la gardaient à présent sous contrôle, hors de ma portée.
Je me cloîtrai alors dans la salle de bain, zone encore inoccupée. Je tirai la targette métallique et, assis sur le bord de la baignoire, m’efforçai d’imaginer un plan rapide pour vaincre les artichauts. À bout de nerfs et à court de temps, j’arrivai tout juste à envisager vaguement un incendie volontaire. Mais à quoi mettre le feu ? Il ne restait presque plus rien d’inflammable ; ma maison n’était qu’un squelette de matières inorganiques.
Ces spéculations, et d’autres du même genre, s’avéraient finalement inutiles et sans effet. Le mieux — me dis-je —, c’est sans doute de ne penser à rien. Et d’attendre. Assis sur le bord de la baignoire, attendre. En contemplant avec une attention stupide ces objets familiers totalement dénués d’intérêt : le lavabo, le miroir, le carrelage...
Les artichauts ont déjà commencé à ronger et à percer la porte de la salle de bain en vingt points différents. D’un moment à l’autre, il y aura là vingt brèches et, aussitôt, vingt petites têtes vert pâle en train d’avancer vers moi.
J’attends, ni résigné, ni passif. J’ai arraché la barre du porte-serviettes et je l’empoigne comme un gourdin : je ne me livrerai pas sans résistance ; je tenterai de leur infliger le plus de mal possible.
Je répète ce que j’ai affirmé au début : j’ai beaucoup appris — mais il y a encore bien des choses que j’ignore — au sujet des mœurs de l’artichaut.
(Esta opinión se refiere al conjunto de la obra de Fernando Sorrentino.) Un escritor que acude, que instala las voces que narran lo que creemos nuestra verosimilitud, como un adivino propietario de nuestra incredulidad. Además, ¡es alegre! Un abrazo para él, de parte de los alumnos de la Escuela Media 6 1º 4ª de Mar del Tuyú.
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