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Nouvelles lois immobilières

Fernando Sorrentino
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À mon sens, l’État ne fait pas suffisamment de publicité aux nouvelles lois qu’il promulgue.

Il n’y a pas si longtemps on a introduit dans la législation immobilière des innovations assez importantes ; j’ai beau être un lecteur assidu des journaux, ce n’est que hier que j’ai appris l’existence de nouvelles lois immobilières, et, même ainsi, par le biais d’un conduit semi-officiel.

Il y a quinze jours, je me suis marié avec Susana. C’est une jeune femme instruite, éveillée et travailleuse ; elle est employée dans une étude juridique de la section des Tribunaux : malgré le caractère de ses tâches, elle non plus ne savait rien des nouvelles lois immobilières.

À nous deux, au prix de beaucoup de sacrifices et de crédits interminables, nous parvînmes à acheter un modeste appartement dans le quartier de Pacifico. Nous nous mariâmes, nous partîmes en voyage de noces et, au bout de deux semaines, nous revînmes à Buenos Aires.

Dans notre chambre nous trouvâmes une cage ; dans la cage, un homme enfermé.

Pour faire de la place pour la cage dans notre chambre, on en avait enlevé le lit ; pour faire de la place pour le lit dans notre salle à manger, on avait entassé la table et les six chaises contre le mur. Je remarquai immédiatement qu’il y avait dans la salle à manger plus de meubles qu’il ne pouvait y en tenir avec une distribution normale de ceux-ci, et que, bloquées par le lit, jamais nous ne pourrions ouvrir les portes de l’armoire. Toutes ces opérations avaient été réalisées sans le moindre soin, de telle sorte que les meubles, le sol et les murs montraient des rayures et des coups.

Dans notre chambre il n’y avait que la cage. Celle-ci conservait, à plus grande échelle, une forme semblable à celle des cages pour perroquets. Elle avait une base circulaire, de trois mètres de diamètre, et des grilles verticales qui, comme des méridiens, se réunissaient en haut, culminant en une coupole pointue, qui frôlait le plafond de notre chambre.

Le prisonnier, assis sur sa couchette, était un homme pâle et triste, au visage large et luisant, comme s’il venait de se raser. Il émanait de lui une impression de propreté extrême et aussi quelque chose de vieux ou anachronique. Ses cheveux noirs gominés, peignés en arrière, s’aplatissaient de manière brillante sur son crâne. Il portait un costume croisé, noir, à fines rayures grises, aux revers et entrées de manches très larges ; une chemise amidonnée à la blancheur impeccable ; une cravate sombre et sobre ; des chaussures noires, très cirées ; sur ses genoux, et entre ses deux mains, il tenait un chapeau gris, aussi propre, aussi ancien et aussi neuf que le reste de sa personne. Ces éléments d’autres époques qui paraissaient sortir de l’usine me suggérèrent une idée gênante d’accessoires, de déguisement, de reconstitution archéologique.

Tout ceci nous apparut plus tard. Sur le moment, Susana et moi éprouvâmes, sans aucun doute, un choc : je ne sais pas ce que nous avons pu dire dans les premiers instants de surprise. Tout ce que je sais c’est que le prisonnier attendit que nous nous soyons calmés et nous dit :

— Je ne vous attendais pas aujourd’hui. D’après mes renseignements — il consulta le contenu d’une chemise à l’aspect officiel —, vous n’auriez dû revenir que demain soir. Le chronogramme est on ne peut plus clair — il lut — : « vendredi 12, installation du pupille ; samedi 13, journée d’adaptation physique et psychologique ; dimanche 14, arrivée des tuteurs ». Et aujourd’hui, si je ne m’abuse, c’est samedi 13.

— C’est exact — répondis-je — ; nous avons avancé la date de notre retour. Tout bien réfléchi, il est toujours désagréable de revenir quelques heures avant de reprendre le travail.

— Il est également désagréable de recevoir des gens avant le moment prévu.

— Peut-être. Mais nous, nous comptions nous reposer toute la journée de demain et reprendre notre travail lundi.

— Cependant, cela n’aurait pas exigé de vous un effort excessif d’envoyer un télégramme pour m’avertir du changement de date. Je ne crois pas que Monsieur Rocchi apprécie beaucoup ces négligences qui, dans une certaine mesure, introduisent un facteur de perturbation dans mes projets pour ce soir.

— Monsieur Rocchi ? Vous voulez dire le propriétaire de l’entreprise immobilière ?

— Qui d’autre, sinon ? C’est lui en personne qui s’est chargé de réaliser toutes les démarches y compris les plus ennuyeuses et les plus irritantes. Il n’a rien voulu laisser exposé aux possibles négligences de ses employés. Et je vous assure que ce sont des démarches qui n’ont rien d’agréable ni de rapide. Monsieur Rocchi s’est vu contraint à négliger la marche de son entreprise. Cela lui amènera, tôt ou tard, des préjudices économiques d’importance. Mais monsieur Rocchi soutient l’idée que tous les citoyens doivent pousser leur zèle à l’extrême pour respecter et faire respecter les lois.

Il y avait une certaine incongruité chez le prisonnier. À son aspect, on s’attendait à l’entendre parler comme un chanteur de tango dans les films argentins des années 40 ; mais non, il parlait sans élever la voix, avec une précision toute bureaucratique, avec un certain dédain envers moi, avec servilité envers monsieur Rocchi.

Je décidai de remettre les choses à leur place.

— Lois ? Quelles lois ? — dis-je, exagérant mon mépris —. Et depuis quand un certain Rocchi, un simple commerçant, a-t-il un pouvoir quelconque pour faire respecter les lois ?

Sans vouloir remarquer la charge agressive de mes questions, il poursuivit sur son ton indifférent :

— Je ne relève pas l’expression simple commerçant, sur laquelle je préfère ne pas porter de jugement, quoique je porte à votre connaissance que je ne partage absolument pas votre avis. Vous êtes une personne jeune, une personne qui ne connaît pas encore la vie. Vous êtes, en outre, une personne qui vient de se marier : des préoccupations inhérentes à votre mariage vous ont empêché d’assimiler certains changements apportés à la législation immobilière.

— Je comprends : monsieur Rocchi a été nommé magistrat.

— Je n’ai rien dit de semblable — et il souligna les divers points de son explication par des coups de chapeau rythmés sur ses genoux —. Je me suis référé, par contre, à quelques changements introduits dans lois immobilières. Donc, au sens large, nous pourrions admettre que monsieur Rocchi est maintenant un magistrat. Il est tout aussi vrai que vous êtes, vous aussi, dans une certaine mesure, un magistrat.

— Moi, un magistrat ? — j’ébauchai un petit rire incrédule.

— D’un point de vue plus large et dans certaines limites, oui. Au sens strict du terme, vous n’arrivez pas à la catégorie de magistrat, mais seulement à celle d’une espèce d’auxiliaire des magistrats.

— Un auxiliaire de monsieur Rocchi, alors ?

— Je n’ai pas personnellement reçu une communication officielle du caractère de magistrat de monsieur Rocchi, et il serait imprudent de ma part de devancer l’annonce des autorités. Cependant — il baissa la voix et me fit signe de m’approcher de la cage —, je crois que, en effet, monsieur Rocchi est maintenant un magistrat ; quoique, bien sûr, vous n’êtes pas autorisé à utiliser en public cette confidence.

— Pourquoi alors me faites-vous cette confidence, à moi, un parfait inconnu ?

— Ma règle d’or, monsieur, c’est Vivre et laisser vivre. Et nous pourrions lui ajouter une seconde règle, qui la complète et la perfectionne : Savoir cohabiter. Etant donné que nous passerons assez de temps sous le même toit, nous devrions essayer d’être amis. Et une confidence est une bonne porte pour arriver à cette amitié.

— Assez de temps sous le même toit !

— C’est ainsi, monsieur. Nous essaierons de nous habituer à notre nouvelle situation. Je suis plus âgé que vous : trente ans, peut-être quarante, ou encore plus. Et cependant, considérez comme j’ai peu progressé dans ma vie ; après tant d’années, je me trouve encore à l’échelon le plus bas de la hiérarchie pénitentiaire : je suis un détenu. Par contre, vous, malgré votre jeunesse et votre inexpérience, vous êtes encore un homme libre et vous avez obtenu le premier honneur de la carrière des magistrats pénitentiaires : le grade d’auxiliaire.

Susana, qui avait écouté ce dialogue en silence, explosa :

— Jamais de ma vie je n’ai entendu autant de sottises réunies ! Comment pouvez-vous parler de sujets secondaires au lieu d’aller directement au problème de fond ? En clair : que diable fait cet homme dans son horrible cage au beau milieu de notre chambre ? Et d’autre part : pourquoi a-t-on déplacé notre lit et les autres meubles dans la salle à manger, et qui va payer les dommages causés par le déménagement ?

— Madame, votre inquiétude est compréhensible et vous avez le droit de l’exprimer, même si je n’applaudis pas au fait que vous la déclariez sur un ton aussi rude. Dans vos deux dernières interrogations figurent des questions d’ordre pratique, dont je ne domine pas les détails complètement. Je sais que le transfert du lit vers la salle à manger était une éventualité à propos de laquelle les magistrats éprouvèrent de la répugnance jusqu’au dernier moment, et qu’ils ne cédèrent que quand ils furent convaincus que, dans le cas contraire, il serait impossible d’installer la cellule selon les prescriptions du règlement. Qui paiera les dommages ? J’ai cru comprendre que les autorités ont créé (ou en tout cas projettent de créer) une commission de soutien logistique constituée d’ouvriers de diverses spécialités qui, en peu de temps et pour une somme modique, laisseront vos meubles et vos murs dans un état irréprochable. Mais auparavant vous avez demandé que diable fais-je avec mon horrible cage dans votre chambre. Permettez-moi de vous poser à mon tour une question : croyez-vous que je sois ici de ma propre volonté ? Croyez-vous que je sois plus heureux d’être un détenu qu’un homme libre ? Que ne donnerais-je pas pour pouvoir sortir demain me promener dans le bois de Palermo !

— Oui — dit Susana, sur un ton moins impérieux —, mais peu nous importe, à nous, si vous êtes prisonnier de votre propre volonté ou de celle d’autrui. Ce que nous ne pouvons pas supporter, c’est votre cage dans notre chambre.

— En fait, il s’agit d’une cellule et non d’une cage, ce terme possédant des connotations désagréables, étant donné que notre esprit a tendance à se représenter des animaux en captivité : des fantaisies opposées à l’esprit humanitaire qui guide nos autorités.

Cette correction irrita à nouveau Susana ; elle répéta à plusieurs reprises :

— Pourquoi dans notre chambre ? Pourquoi dans notre chambre ?

— J’y viens, madame, j’y viens — répondit le prisonnier avec douceur —. Quand le nom de notre cher monsieur Rocchi a été évoqué, j’ai laissé entendre que de nouvelles lois avaient été promulguées, lois que, familièrement, j’ai appelées immobilières. En réalité, l’expression correcte est lois carcérales immobilières, puisque les deux qualités leur sont inhérentes.

— De manière synthétique — l’interrompis-je —, ces nouvelles lois, quel que soit leur nom, établissent que vous êtes prisonnier dans notre chambre.

— Mon cher monsieur, votre schéma est un schéma bien trop simpliste, car il ramène, de façon arbitraire, le cas général au cas particulier. Pour vous répondre avec clarté, aucune loi ne dispose (et, en vertu de son caractère de loi, ne pourrait jamais disposer) que moi, en tant que simple particulier, j’accomplisse ma peine dans cette chambre : les lois ne sont pas faites pour les individus mais pour la communauté.

Il plaça son chapeau sur son index gauche, la main à l’intérieur, et, prenant le bord de la main droite, il lui imprima un rapide mouvement de rotation. Pendant ce temps, il me regardait comme dans l’attente de ce que j’interprète à nouveau ses phrases de manière erronée.

— J’ai compris — dis-je —. Je vous prie de continuer.

Il ne semblait pas attendre autre chose.

— Je ne suis qu’un prisonnier, un détenu, les deux termes pouvant être considérés comme synonymes dans certaines circonstances. Dans le système carcéral je remplis une fonction ; une fonction précise, mais la plus humble. Vous deux détenez, dans la hiérarchie carcérale, le grade immédiatement supérieur au mien. Vous devriez, du moins en théorie, posséder la maîtrise de l’ensemble des lois bien mieux que moi. Mais, en pratique, il n’en est pas toujours ainsi. C’est compréhensible : il y a bien des années que j’appartiens au système carcéral, tandis que vous, vous venez à peine d’y être admis. Apparemment, vous n’éprouvez pas la joie immense qui convient à cette nomination si prometteuse ; mais ce phénomène, bien qu’il soit loin d’être majoritaire, se présente dans la plupart des cas. J’ai confiance en ce que, lorsque vous vous serez pénétrés de la lettre et de l’esprit des nouvelles lois, vous éprouverez non seulement de la joie d’appartenir au dit système, mais encore, même, de l’orgueil.

— Peut-être — dis-je —. Mais, qui nous en instruira ? Monsieur Rocchi ?

— Monsieur Rocchi est la personne la plus adéquate pour remplir cette tâche éducative. Mais il existe des magistrats plus haut placés dans la hiérarchie qui pourront vous donner un enseignement plus lumineux et plus profond, bien qu’il ne soit pas prévu qu’ils le fassent. Pour cette initiation, je peux moi-même vous faire un exposé complet sur la portée des nouvelles lois carcérales immobilières.

— Parlez. Je suis curieux d’apprendre — j’exagérai ; le prisonnier m’irritait avec ses circonlocutions et sa lourde incontinence verbale.

— Je me réjouis de trouver chez vous un esprit aussi désireux de faire face à ses responsabilités. Et je le serais encore plus si je pouvais étendre ce jugement à votre épouse, sur le visage de laquelle je constate encore des signes d’impatience et de scepticisme, que j’espère dissiper rapidement par mon exposé.

J’agitai la main droite, l’incitant à faire vite.

— Très bien — dit-il —. Les autorités ont apporté de jour en jour plus d’intérêt aux conditions en vigueur dans le système carcéral. Pendant de nombreuses années, diverses commissions spécialisées dans les différentes branches de cette science réalisèrent des études et des enquêtes dans toutes les prisons du pays. Les résultats de ces efforts indiquent que l’ancienne organisation carcérale était caduque et ne correspondait plus aux besoins de notre société moderne. Donc, les autorités n’hésitèrent pas à remplacer le système carcéral obsolète par un autre reposant sur des idées plus pratiques et plus humanitaires. Il n’existe plus de prisons dans le vieux sens du mot. L’ancienne prison comportait des inconvénients significatifs. Surtout, la tension nerveuse continuelle à laquelle étaient soumis les directeurs de prisons. Le seul fait d’être la plus haute autorité dans un établissement qui hébergeait mille ou deux mille détenus donne une idée des tracas et tribulations que supportaient ces fonctionnaires. Ils étaient accablés par des tâches exaspérantes et disparates. En plus de s’occuper de la surveillance et de la sécurité des détenus, ils devaient également diriger les activités des gardiens et du personnel de maintenance dans leurs différents secteurs et dépendances ; vérifier la quantité et la qualité des livraisons des entreprises chargées de fournir nourriture et vêtements ; surveiller le fonctionnement des installations d’électricité, de gaz, d’eau courante ; contrôler le bon état des repas et l’hygiène de la vaisselle et autres éléments annexes comme les cuisinières, les fours, les soles... Je vous ennuie, peut-être ?

Il ne m’ennuyait pas seulement : il m’exaspérait au plus haut point.

— Non — lui dis-je —, mais je vous prierai de m’épargner tous ces détails... Je peux imaginer ce qu’est le travail des directeurs de prison.

— Oh, monsieur ! Comme vous êtes ingénu ! — s’exclama-t-il avec un sourire forcé —. Imaginer ce qu’est la tâche des directeurs de prison, rien que cela ! Il n’y a que ceux qui ont vécu à leur contact qui peuvent se faire une idée approximative du labeur opiniâtre que développent ces serviteurs publics pleins d’abnégation. Je peux me témoigner d’à quel point le travail des directeurs de prison était mal rémunéré. À tel point que, nous les détenus, nous organisâmes de nombreuses grèves de la faim dans le but d’attirer l’attention des autorités sur cette injustice. J’ai moi-même dirigé la plupart de ces grèves, raison pour laquelle je jouissais de l’estime toute particulière du directeur de notre prison. Je m’enorgueillis de déclarer que nous avons obtenu certaines améliorations et des rémunérations supplémentaires qui, bien qu’elles ne soient pas en rapport avec ce que les directeurs de prison méritaient, s’approchaient d’un concept de rétribution plus juste.

— Et c’est ainsi que les directeurs de prison restèrent alors satisfaits — dis-je, dans le but d’en finir avec cette histoire.

— Qui peut le savoir ? Les directeurs de prison sont des personnes dévouées et austères, et incapables d’émettre la moindre plainte. Apparemment, oui, ils restèrent satisfaits ; mais moi, en mon fors intérieur, je crois que non. Et je m’appuie sur l’anecdote suivante. Il doit y avoir deux mois environ que cela arriva, époque à laquelle, bien que nous l’ignorions, on était en train de rédiger les grandes lignes du nouveau système carcéral. C’était un mercredi, le jour fixé pour la réception des visites par le directeur. La fille du directeur vint à la prison avec son fils de huit ans. Le directeur fut très ému lorsqu’il aperçut son petit-fils et il joua un bon moment avec l’enfant, lui apprenant à écrire à la machine, ou, plus exactement, à s’amuser un peu en tapotant au hasard sur les touches du clavier. Le directeur était si heureux que, peut-être, il aurait demandé à sa fille de rester dans la prison au-delà de l’horaire réglementaire. Enfin, sa fille et son petit-fils se retirèrent, et le directeur resta dans son bureau, en ma seule compagnie. J’étais en train de tenir la comptabilité de la prison : les autorités ne nommant pas le personnel nécessaire, il était courant que le directeur convoque quelques détenus pour réaliser certaines tâches. Je faisais partie du nombre de ces rares privilégiés, comme en faisait partie, en réalité, la plupart des détenus : j’étais, donc, en train de travailler sur les livres de comptabilité devant un petit pupitre vert, près de son bureau. Le directeur étudiait des papiers, tout en écoutant un programme à la radio. (Ce récepteur lui avait été remis en tant que partie des améliorations obtenues grâce à nos grèves de la faim. La radio me dérangeait car elle détournait mon attention du labeur que j’étais en train de réaliser. Bien sûr, je n’aurais jamais osé lui demander de l’éteindre ou, au moins, de baisser le volume, quoique, dans ce cas hypothétique, il se serait empressé de me satisfaire.) Au bout d’un moment, le directeur, fatigué et abattu, ôta ses lunettes et comprima la naissance de son nez entre son pouce et son index. « Dites-moi, cher ami », dit-il, « à votre avis, et je vous prie d’être sincère : est-ce que je ne remplis pas avec efficacité et total dévouement mes fonctions de directeur de prison ? ». Son visage était extrêmement triste. « Oui, monsieur le directeur », lui répondis-je, « et, je dirais même plus, je crois que vous dépassez les limites en travaillant tellement et en passant si souvent des nuits entières sans dormir ». « C’est vrai », rétorqua-t-il, « et, cependant, les autorités m’ont envoyé une lettre » (il me montra un document à en-tête officiel) « où on me fait un reproche implicite sur ma manière de m’acquitter de mes fonctions ». « Eh bien, envoyez donc au diable ces beaux messieurs qui passent leur vie bien tranquilles dans leurs bureaux à envoyer des petites lettres à ceux qui ne savent que faire pour assurer le bien-être de leurs détenus ! » J’avais dépassé la mesure : le directeur pâlit. « Etant donnée l’affection que je vous porte, cher ami », dit-il, « je préfère croire que je n’ai pas entendu cet excès verbal, déplacé chez un détenu qui jouit de l’estime des autorités ». Une larme roula sur la joue du directeur. Il allait ajouter quelque chose, mais à cet instant on frappa à la porte. À la manière impertinente de frapper nous nous rendîmes compte que c’était le sous-adjudant de l’administration, mon ennemi personnel ainsi que celui de notre directeur, dont il convoitait la charge depuis longtemps déjà. Le directeur me remit alors l’enveloppe vide de la lettre des autorités, certain que le sous-adjudant avait dû être en train d’essayer d’écouter notre conversation derrière la porte, il chuchota : « Gardez ce souvenir, mon cher ami, afin qu’il vous serve de consolation quand je n’existerai plus. »

Avec d’infinies précautions, craignant de la froisser, le prisonnier me montra l’enveloppe, protégée par un papier transparent. J’esquissai un geste pour la prendre, mais il la rangea prestement.

— Je pense que le directeur ne savait pas que le nouveau plan venait de se mettre en route. Dans le cas contraire, il est inexplicable qu’il se soit montré aussi mélancolique : le plan l’aurait comblé de joie. Trois jours après l’épisode de la lettre, le directeur mourut. Il fut remplacé par un homme jeune, aux idées différentes, qui ne m’invita plus à tenir la comptabilité de la prison. Je me réjouis que cet inconnu, et non le sous-adjudant de l’administration, ait été honoré de cette charge. Quelques changements superficiels et éphémères eurent lieu. Mais le nouveau plan carcéral était devenu une réalité. Deux principes intimement liés, que j’appellerai a et b, soutenaient l’idéologie de tout le système : par a, on essayait la progressive réintégration du détenu dans la société, par b, on recherchait le remplacement de l’ancien système des unités carcérales collectives par un autre d’unités carcérales individuelles. Des lois furent promulguées, dans la rédaction desquelles, en tant que député des détenus, je jouai un rôle décisif. Avec la collaboration des entreprises immobilières, les détenus sont distribués dans les nouvelles habitations qu’occupent pour la première fois leurs acheteurs. Les anciennes prisons qui se vident petit à petit, seront démolies et remplacées par des places et des parcs, qui serviront de lieux de repos et de jeux pour les enfants et les personnes âgées, et constitueront une précieuse contribution à la lutte contre la pollution ambiante.

— Mais, pourquoi dans les nouvelles habitations ?

— Les anciennes habitations n’offrent pas toujours les conditions de confort qu’exige le nouveau code de la construction. Une habitation en mauvais état, avec des fissures dans les murs, ou des détails architectoniques passés de mode, influe de façon négative sur l’esprit du détenu. Les études les plus avancées prouvent qu’un milieu d’emprisonnement propre, lumineux et neuf agit de manière fondamentale sur la réinsertion du détenu dans la société. Contre l’hébergement dans de vieilles habitations, il y a un argument plus grave. Il serait choquant pour une famille qui, depuis dix, quinze ou vingt ans, vit dans une habitation, de se retrouver un beau jour devant le fait que ses membres doivent héberger un détenu. Cette situation introduirait un changement brutal qui serait très nocif pour le bien-être du détenu. Par contre, la présence d’un détenu dans une habitation nouvellement occupée devient un fait naturel, et les gardiens s’accoutument rapidement à l’idée que le prisonnier a toujours fait partie de la maison. Dans ces appartements modernes si petits, si impersonnels, si dépourvus de la communion avec la nature qu’offrent les plantes, les fleurs et les animaux domestiques, un détenu constitue une immense joie pour ses gardiens : c’est comme si Dieu leur avait donné un enfant, avec toutes les satisfactions qu’apportent ses grâces enfantines et aucun des inconvénients, comme les pleurs nocturnes, les langes sales, les polissonneries...

— Ainsi donc, Susana et moi, nous sommes vos gardiens et, vous, vous êtes notre prisonnier ?

— De manière générale, oui. Mais je n’approuve pas l’utilisation de ces possessifs, à moins que vous ne veuillez leur donner non un sens de propriété mais une connotation affectueuse ou amicale. En outre, et bien que je les aie employés afin que mon explication soit plus facilement compréhensible, les termes de gardiens et de détenus ne sont pas ceux qu’utilisent les autorités. Elles préfèrent parler de meta et de pupilles, mots dépourvus de la dureté sémantique contenue dans les précédents et qui s’adaptent avec exactitude au principe a du système : la progressive réintégration du détenu dans la société. N’êtes-vous pas de mon avis ?

— Peut-être que les autorités ont raison. Mais elles sont allées trop loin en nous assignant des tâches dont je ne sais pas si nous aurons le temps de les remplir.

— Mais non, ne vous en faites pas. Vos tâches sont peu nombreuses et simples, plutôt ad honorem, et ne peuvent pas être comparées, même de très loin, avec celles des anciens directeurs de prison. Vous devez seulement me fournir, en quantité et qualité convenables, les repas, le linge propre, l’assistance médicale et psychologique, les exercices de gymnastique, les éléments d’hygiène comme savon, blaireau, savon à raser et rasoir avec les lames en acier inoxydable adaptées à celui-ci, dentifrice, brosse à dents, serviettes de toilette... En somme, les choses auxquelles a droit un être humain en tant que tel. Evidemment, vous devez maintenir la salle de bain et les installations sanitaires en parfait état de propreté. D’autre part, les autorités ont prévu non seulement la réhabilitation physique du pupille, mais aussi sa réhabilitation spirituelle. En conséquence, vous devez me fournir les moyens de diversion et d’information : journaux, revues, livres, téléviseur, chaîne hi-fi. Deux fois par semaine (les mardi et jeudi soir), j’ai l’habitude de recevoir des personnes de mes amis : ce sont, généralement, des messieurs de mon âge, amateurs de jeux de cartes et de dés, assez corrects, bien que dernièrement il se soit joint à notre cercle un groupe de jeunes gens des deux sexes, bruyants et joyeux, à qui il faut absolument faire honneur avec des amuse-gueules et des boissons. Mes anciens amis considèrent que c’est une brillante idée d’avoir injecté dans nos réunions ce torrent de sang neuf, initiative qui permettra d’échanger des idées et des avis entre deux générations différentes. Afin de préserver l’harmonie qui doit régner entre des êtres civilisés, je vous prie de ne pas vous offusquer de leurs insolences et leurs grossièretés qui, en fait, ne sont que des extériorisations de leur jeunesse et de leur vitalité débordantes.

— Combien de personnes devrait-il y avoir ?

— Entre personnes mûres et jeunes, jamais plus de dix-huit ou vingt. De même, bien que je sois un homme d’un certain âge, je n’ai pas abandonné la pratique de mes activités sexuelles : tous les samedis soirs je reçois la visite d’une demoiselle qui se nomme Cuqui, une demoiselle enchanteresse, cultivée et sympathique. Une jeune-fille dotée d’autant de qualités ne peut pas être amoureuse d’un pauvre reclus comme moi, de sorte que vous devrez rétribuer financièrement ses faveurs. J’ignore son tarif, car je déteste me pencher sur les questions d’argent : vous arrangerez ce détail avec l’administrateur de mademoiselle Cuqui. J’apprécie aussi extrêmement tout ce qui touche à l’art, et trois fois par semaine (le lundi, le mercredi et le vendredi) je prends des leçons de batterie avec un professeur particulier, un jeune rocker amoureux de la musique raffinée, qui vous présentera des factures raisonnables. Comme vous pouvez le constater, je suis un homme actif et plein d’inquiétudes spirituelles. Il existe en outre d’autres points secondaires en ce qui concerne les dossiers que vous devez faire parvenir, mensuellement, aux autorités, ce dont monsieur Rocchi vous informera plus complètement demain. Moi, en tant que modeste détenu, je me montre humble et peu soupçonneux : j’essaierai de cacher les erreurs ou petites négligences dont vous pourrez vous rendre coupables, à conditions qu’elles ne surviennent pas trop fréquemment. Je pourrais même cirer mes chaussures, afin d’éviter un éclat déficient. Je pourrais également tenir la comptabilité de cette maison, travail qui me permettrait de me remémorer mes temps heureux avec l’ancien directeur de prison...

— Mais c’est que notre budget est très serré — l’interrompit Susana — et nous avons à peine de quoi vivre ! Comment pourrions-nous prendre en charge toutes ces dépenses ?

— Je n’ai jamais été un homme chanceux — dit-il tristement —. D’autres détenus, de moindres mérites, ont été hébergés dans des foyers avec une position économique solide... Enfin, c’est la vie... En ce qui me concerne — et il reprit son ton de bureaucrate efficace — tout ce que je peux vous conseiller (à titre officieux, cela va de soi) c’est d’adresser aux autorités compétentes une lettre, dans laquelle vous devez décrire par le menu votre problème, lettre accompagnée d’un feuillet additionnel, sur papier timbré, et signée par deux témoins majeurs avec titre universitaire de docteur ès-sciences économiques ou, à défaut de comptable public national ; sur ce feuillet, dont vous devrez remettre un original et quatre copies, certifiées conformes par un notaire, vous ferez apparaître les entrées et répartitions mensuelles de votre argent, de telle sorte que de son examen on puisse établir l’existence d’un déficit digne de considération. Les autorités font preuve de la meilleure volonté pour résoudre les problèmes des tuteurs, et il est possible (et je pourrais personnellement y joindre une brève lettre de recommandation) qu’elles vous honorent d’une des dites bourses pour tuteurs, récemment crées.

Il se tut, comme pour faire comprendre qu’il en avait trop dit en nous révélant cet avantage. Je dus lui demander :

— Et en quoi consistent ces bourses pour tuteurs ?

— Ces bourse impliquent pour les tuteurs un droit et un devoir. En ce qui concerne le premier, pour que vous puissiez vous aider à supporter les frais d’entretien du pupille, les autorités essaieront de vous obtenir un emploi nocturne supplémentaire : en général, c’est celui de veilleur de nuit dans un quelconque établissement industriel, dans le cas des hommes ; en ce qui concerne madame, je crois que je pourrai intercéder auprès de mademoiselle Cuqui pour que celle-ci l’initie aux mystères de son apostolat. En échange de ces privilèges, vous avez le devoir d’assister à certains cours, aux tarifs assez modestes, fixés par les autorités elles-mêmes, dans un institut de la ville de Lujan, inauguré ad hoc, dans le but d’instruire les tuteurs afin qu’ils puissent faire face le mieux possible à leurs nouvelles responsabilités.

— À Lujan ! — dis-je stupidement —. Si loin... !

— Vous n’avez aucune obligation de solliciter la bourse — répondit-il froidement.

— Mais tout cela est terrible ! — s’exclama Susana.

— Cet avis me surprend — répondit notre pupille —. Bien des gens de valeur (commerçants, professionnels, politiciens, diplomates, militaires, banquiers) éprouveront de l’envie à votre égard à cause de la confiance dont les autorités vous ont honorés, vous des personnes sans aucun mérite particulier. Bien des personnes respectables ont envoyé des requêtes suppliantes aux autorités afin qu’elles leur confient quelques tutorats vacants. On fait jouer de hautes relations autour de cette affaire... Enfin — ajouta-t-il en baillant —, Dieu donne le pain à celui qui n’a pas de dents... À propos, c’est presque l’heure du dîner. Je ne suis pas difficile pour manger et je n’ai pas de préférences spéciales : je me contente de n’importe quel repas, à condition que ce soit abondant, varié, avec les condiments appropriés, et accompagné d’un vin rouge d’excellente qualité.

Susana partit en courant vers la cuisine.

— J’ai l’habitude de toujours me baigner avant de dîner — ajouta notre pupille —. C’est une usage que nous a inculqué l’ancien directeur de prison. Voici la clef de ma cellule.

Il me la remit à travers les barreaux. J’ouvris la porte et l’homme sortit. Je le regardai mieux : de son anachronisme-même émanait à présent une impression paradoxale de bonne santé, de force, de bien-être.

— Il n’est pas indispensable — dit-il — que vous conserviez la clef sur vous. Comme un de mes principes est de causer le moins de dérangements possibles, vous pouvez me la confier, afin que je puisse entrer et sortir chaque fois que j’en éprouverai le besoin. Madame ! — cria-t-il — vous voudrez bien monter un peu la température du chauffe-eau, s’il vous plaît, hier soir je suis presque mort de froid ! Et vous, fainéant — il me gratifia d’une tape sympathique dans le dos et me montra l’armoire —, faites-moi passer une serviette de bain propre, et, pour demain, voyons si vous pouvez me procurer un flacon de shampoing pour cheveux gras.

Je lui obéis. D’un air satisfait, il mit la serviette de bain autour de son cou ; nous abandonnâmes la chambre, nous arrivâmes devant la salle de bain.

Il me fit un clin d’œil et, en souriant, il me dit à voix basse :

— Aujourd’hui, je veux être parfait...

Remarquant que je ne le comprenais pas, il me précisa :

— Quel jour est-ce aujourd’hui ? Samedi. Et qui vient ce soir rendre visite à ce pauvre pupille ? Cuqui. À quelle heure ? À minuit.

Le ton impudent de son discours me surprit, étant donné le langage bureaucratique utilisé antérieurement dans notre conversation. Mais ce nouveau style n’était pas définitif, et il allait toujours passer aisément de l’un à l’autre :

— Cuqui — ajouta-t-il — est une jeune-fille pudique, et elle n’apprécierait pas de trouver dans cette maison des étrangers. Ainsi, s’il vous plaît, à onze heures et demie, vous et votre épouse aurez l’amabilité de vous retirer — il appuya ce dernier mot d’un claquement de doigts et d’un petit sifflement qui suggéraient une disparition rapide.

Il appuya sa main sur la poignée de la porte de la salle de bain :

— Je vais utiliser le lit conjugal : inexplicablement, le notoire manque de confort de la couchette réglementaire pour faire face à ces besoins a échappé à la perspicacité proverbiale des autorités.

Soudain il parut effrayé et jeta des regards de tous côtés.

— Qu’il soit clair que j’utilise cette phrase — chuchota-t-il avec un ton méfiant — non dans un but de censure irraisonnée mais comme une critique constructive. Ah... — il haussa la voix —, j’allais presque oublier : des draps propres, je vous prie.

— Et euh... Combien de temps prendra la... la chose ?

— Eh... — il sourit prétentieusement —. Le gamin — il posa son index droit sur sa cravate — n’est plus comme à sa meilleure époque, mais malgré tout... Vous pouvez revenir vers trois heures et demie ou quatre heures du matin. Afin d’éviter des situations choquantes qui pourraient blesser la candeur de mademoiselle Cuqui, avant d’entrer, frappez donc trois petits coups à la porte de l’appartement : ceci nous servira de signe de reconnaissance. Non ! — rectifia-t-il —. Il vaudra mieux que vous me laissiez la clef. Si quand vous sonnez personne ne vous ouvre, je vous prie de ne pas insister : mademoiselle Cuqui est une jeune-fille débordante d’énergie et, quand elle termine son travail, je m’endors généralement d’un sommeil aussi mérité que profond. Dans ce cas, revenez faire un petit tour demain à dix heures précises : avant, non, car je serai encore en plain repos ; et après dix heures, non plus, car j’ai l’habitude de prendre mon petit-déjeuner à dix heures et quart. Mon organisme me permet de consommer des sucreries sans perdre ma ligne pour autant, je vous serai donc reconnaissant de m’apporter deux cent cinquante grammes de viennoiseries.

Il entra dans la salle de bain. Mais j’avais un doute : à travers la porte close, je lui demandai :

— À combien avez-vous été condamné ?

— À perpétuité — répondit-il, et ses paroles me parvinrent déjà étouffées par le bruit de la douche.

À la mémoire de mon idolâtré K.
Translation: Michel Casana
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Date of publicationFebruary 2010
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