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Héros de Bagdad

Geneviève Gaillard-Vanté
Smaller text sizeDefault text sizeBigger text size Add to my bookshelf epub mobi Permalink MapBagdad, Iraq
A la mémoire de tous ceux-là non revenus

Le crachin de la nuit soulève au dehors une odeur agréable d’herbes crues et de terre. De la fenêtre, je regarde sous les arbres, les battements d’ailes des goélands, la mer s’étirant à l’horizon. A la Grande Motte, dans le journal j’ai vu ta photo. C’est pourquoi je viens jusqu’à toi aujourd’hui. De ce que je vois, tu n’as pas beaucoup changée. Dans un étrange attendrissement, les images en séquences lentes accourent dans mon esprit.

C’était hier la porte entrouverte au bout du couloir... Le signal... L’incroyable intensité. L’éclat de diamants scintillant au plus profond de moi-même... L’incompréhensible. Seulement ce moment important dans ma vie, je ne savais pas qu’il l’était. Ta silhouette ingénue, tes grands yeux bruns qui me regardaient, me souriaient: un songe, des sensations lointaines, en cet instant, plus j’y repense, qui me déconcertent.

Dans la salle aménagée par le libraire pour ton évènement, au bout de la ligne, tu es là. Décontractée, heureuse. Entourée de gens venus de partout, de piles de romans dans lesquels dans un sourire, un mot gentil, tu apposes ta signature.

Depuis longtemps tu ne sais plus rien de moi. Mais j’imagine, que tu n’as pas oublié. Comme tous tes lecteurs, tranquillement, plongé dans mes réflexions, j’attends mon tour. Tu ne me vois pas, mais l’étrange évidence est maintenant manifeste. Dans ta liberté fabuleuse, tu as surtout réalisé ton millième rêve.

Comme une source souterraine, l’éphémère émotion la plus secrète, étrangement, a laissé des traces... Un soleil en attente me surprend pour illuminer, éveiller de sa palpitation, tout ce que je croyais jusque là totalement irrécupérable. Pourtant le germe enseveli des années en arrière, soudain ressurgit. Aussi vais-je par le fil d’or insoupçonné, aboutir aux détours, et me laisser emporter au plus loin de son enchantement.

Nous nous sommes perdus un printemps dans nos regards, nos sourires... Nous avons marché ensemble sur le sable mouillé où j’aimais te raconter l’histoire des phéniciens, du Nouveau Monde, des trésors enfouis dans les épaves... T’offrir en partage mes rêves, mes attentes de la vie, écouter surtout tes silences. T’en souviens-tu?

La plage millénaire n’est guère différente de ce qu’elle était alors. Toujours déserte, abandonnée, entre les dunes, le sable rose ornée d’alluvions, de petits graviers polis. Sur le miroir du ressac ondulant, le soleil brille encore de sa sublime incandescence. Mais les ruelles, aux hauts murs, les balcons vétustés ont perdu leur âme. Du haut de la colline, comme un cimetière, sommeillent encore les immuables premières pierres. Les bars de la rue principale devenus aujourd’hui inondés de machines à rendre fou ont changé de propriétaires. Plus personne de connu, n’y revient. Tous en majorité ont largué les amarres vers d’autres océans inconnus. Le premier sous-marin du monde est toujours au même lieu. La fontaine l’entourant cependant s’est asséchée, et les hauts arbres centenaires vers la place, ont été substitués à des lampadaires pour éclairer la grande avenue.

Je repense aux récifs, à la silhouette du rocher au-dessus de l’eau. A tes longs cheveux balayés par le vent, aux cris des mouettes au-dessus de nos têtes. Les jambes, les bras à l’air nu, menue, tu parais si fragile. Dans le vent aux effluves de mer, je te soulève dans mes bras. Tu es si légère. Le temps ce jour-là est brumeux, et le bruit des vagues couvre tous les mots que je tente de t’avouer. Le nez retroussé, la denture écartée, avec ta candeur, une vague forte projette ton corps humide sous ta robe de coton contre mon torse. Le sang accélère de plus en plus dans mes veines. Dans un vertige, je perds la parole. Tu prononces sans me regarder des mots inaudibles. Qu’as-tu dis? Rien, me réponds-tu. Moi aussi, ai-je le temps de murmurer, me parlant à moi-même. Mais la houle emporte au loin ma voix.

Les images de la foire aussi me reviennent. J’entends encore le bruit de nos pas dans le village des pêcheurs, les échos rappelant les lamentations nocturnes au temps des rois maures. Tes cris joyeux de réussite au stand de tir, croquant la pomme glacée de miel. Mon désir fou de te couvrir de baisers, enfin m’emporte. Dans mon égarement à t’admirer, tout bêtement, plus tard sur la route, je cogne le pare-chocs... Et dire que tu avais à peine vingt ans!

Un autre jour de marées agitées, le bateau tangue en haute mer. Je ressens soudain ta peur de me voir disparaître sous les vagues, avec les bouteilles et les palmes. Tout cela, au temps où je revenais grisé des eaux salées, pour t’offrir les fragments ensablés recouverts d’algues, de l’antiquité.

La file à la librairie raccourcie et je me rapproche de plus en plus de toi. Le sang bat dans mes tempes. Et dans les poches, mes doigts tremblent, comme un adolescent. Je tourne d’un côté à l’autre, personne ne semble remarquer ma présence. J’ai trop vieilli peut-être. D’autres plus jeunes m’ont déjà remplacé. Mon temps à moi a simplement passé. Aujourd’hui j’ai atteint l’âge de la maturité!

Toi, avec tes dix années de moins, je te trouve aussi rayonnante. Tes voyages infinis dans l’imaginaire ont dû préserver l’éclat sur ton visage. Tu souris au lecteur ébloui devant toi, et j’en suis tout ému. Il est encore temps de partir, de m’en aller, suis-je entrain de penser. Tu ne sauras pas que j’étais venu. Mais, comme un aimant, mon impulsion d’avancer jusqu’à toi semble augmenter, réveillant de plus en plus d’ombres dans les méandres: une carrière éblouissante au temps des conflits dans le désert du Sahara... Enfin, toutes les guerres. Mes nuits sans sommeil à penser à toi. Te voir surtout dans un vertige ôter tes vêtements par-dessus la tête... Ta voix douce en mémoire alors m’emporte loin. Par-delà les berges du talus, dominant la vallée recouverte de fleurs colorées.

Un autre jour de rameaux sur la place, l’élan de tendresse manifesté dans un mouvement insolite, cet effleurement inattendu sur ma joue, quand tu arrives, est pour moi un cadeau inespéré. Dès lors le faisceau de ton geste me rend soudain plus fort, plus intelligent. Plus existant. A l’improviste, le merveilleux une fois de plus, vient de me pénétrer. C’est là que je comprends que sans toi plus jamais ma vie aura le même sens...

Pourtant la course sur les terrains belliqueux où je retrouve le plus souvent les mêmes visages, me pousse à ne plus arrêter. Observateur de l’horreur inhumaine, dix, quinze, trente ans, les lieux les plus dangereux de la planète m’attirent de plus en plus. Toi, silencieuse, déconcertée, tu ne dis rien. C’est plus fort que moi. Partout où l’action se déroule, je mise sur l’incontournable. Ainsi, les territoires les plus durs, la montée constante de l’adrénaline, se transforment pour moi en addiction.

Sous les pluies de feux et de plomb, un sac sur le dos, je m’enfonce de plus en plus dans l’obligation, selon moi, de ma profession. Puis vient le temps où non loin de l’holocauste, je disparais dans la jungle. Quelques vieux bouquins me sauvent contre le déraisonnement. Sans nouvelles, tu me crois parti pour l’autre monde... Toi, épuisée, rongée par l’inquiétude, mes courants d’air, tu me laisses finalement seul éprouver mes illusions. Dans le train qui t’emporte loin de moi, sans adieux tu t’en va. Le sédiment vient de s’enfouir pour ne plus renaître... Moi, de plus en plus obstiné, pensant faire table rase du passé, dans le mirage je tourne autour du globe, comme un héros sur les champs des plus horribles combats. Pour raconter au monde, l’espace de quelques souffles, seulement raconter. Relater l’intolérance, rappeler ou dénoncer les injustices. Montrer les images, l’espace de quelques bouchées, ailleurs à mille lieux, une horreur accueillie finalement avec une toute autre perception! Seulement cela, je ne le comprends pas encore.

Je revois le wagon, la vitre scellée, ton dernier regard. Le train qui s’en va. Le pincement de l’instant ressenti. Combien d’années? Je n’ose plus compter.

Les canons, la mitraille me désarçonnent, mais j’apprends de mieux en mieux à m’endurcir, et au prix de tous les risques, je transmets de mieux en mieux mon carnet d’espoir. Pensais-je ainsi changer le monde? Les images, les témoignages tout au moins à mon avis, le feraient! Ainsi, sous les déluges de feux, les orages d’acier, ta voix, tes formes onduleuses de Vénus me sont souvent revenues... Quelle aberration la guerre! Je croyais pourtant avoir pris le bon chemin... Voir les pires horreurs de la vie, observer les comportements si décevants de l’humain? Est-ce cela vraiment vivre? Dans un élan peut-être illusoire, j’ai au moins accompli mon plus grand rêve: celui, auquel je croyais!

Tout cela est loin maintenant! Le temps, les années aujourd’hui n’existent pas. L’homme de plus en plus continuera à protéger ses intérêts, et les guerres à l’infini continueront. Et d’autres comme moi, à leurs tours, perdront leurs illusions sous les averses meurtrières, bactériennes ou les champignons nucléaires...

Je me retrouve seul maintenant. Avec en mémoire mes souvenirs, mais surtout l’Horreur indélébile, dans la demeure sans serrures, admirant la plus belle des mers... Une envie folle soudain, de réinventer la vie, de me remettre à vivre, à vivre autrement, me submerge. D’oublier le cauchemar surtout plus que tout! Sous le ciel immense, lumineux, voici venu le temps de l’interrogation, mais surtout celui de comprendre que la paix commence d’abord en soi.

Toutes ces images de toi n’ont rien de réel sauf dans ma mémoire. Mais à l’instar de mes aspirations, des mises en scène dans ma tête, loin de l’empire des loups, j’ai envie aujourd’hui de t’offrir la maison dont je rêve, à dix mètres du rivage. De te composer des poèmes pour te rappeler infiniment combien je t’aime. Reprendre le pinceau pour capter les teintes du soleil plongeant dans l’eau. Te voir écrire d’autres romans et moi, par l’amour de toi qu’un jour j’ai rencontré, tenter près de toi, d’en faire autant. T’apprendre à observer le ciel de nuit et ses constellations à l’œil nu. Dans la part du mystère de l’univers, je crois apercevoir les éclipses, les comètes. Les météorites et les étoiles filantes. Les amas, la voie lactée et les nébuleuses m’emportent loin déjà. Mon enthousiasme, à cette heure, semble soudain s’éloigner. Mais j’ai encore tant à te dire...

Tes mouvements lents d’écriture glissent sur la page première de ton libretto. Je suis là, à mon tour, le dernier dans la file devant toi maintenant. Ne pouvant plus que t’offrir l’observation de la réalité... D’instinct, tu tends la main pour recevoir le format bleu sombre, qu’entre mes doigts je ne peux plus tenir. De l’autre côté du fil de vie où je pars maintenant, je te vois médusée, étourdie, anesthésiée. Dans le brouillard opaque, illuminé, l’espace d’un dernier regard, tu sembles pourtant m’apercevoir. Tes yeux, ton sourire me disent tout. Non, tu n’as rien oublié. Le temps n’existe plus. Soudain le passé redevient le présent. Sans mots, dans la nuée, nous nous parlons avec les yeux. Plus besoin de rien dire: dans toute la splendeur de l’étincelle argentée où désormais j’ai traversé, enfin, tu m’entends! Le ferment de l’intense émotion au fond de ton âme vient de renaître. En un éclair inattendu, sous le regard hallucinant de l’orage, l’ondée fatale, les portes de l’autre rive d’où personne n’est jamais revenu, viennent de s’ouvrir pour moi à Bagdad, transposant déjà mon énergie ailleurs...

J’entends les vagues et les mouettes. Des sons sourds de harpes et de flûtes, semblant provenir de l’éternité. Puis dans la brume, me poussant vers le passage de l’autre lumière, dans le tunnel, je te perds.

Une rue peut-être portera mon nom ici-bas. Comme les autres, en mémoire des héros de Bagdad. Mais je comprends seulement maintenant que cette voix, ma voix, plus jamais tu ne l’entendras.

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Copyright ©Geneviève Gaillard-Vanté, 2003
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Date of publicationOctober 2003
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