À cette époque-là, la rue Emilio Ravignani s’appelait rue Andrés Arguibel. Depuis le centre, le tramway 4 venait par la rue Paraguay, tournait à gauche par Andrés Arguibel et passait encore deux coins de rues. Au coin de la rue Soler, sous un hexagone de métal jaune avec un P noir, don José Montilla attendait le tramway.
Le tramway passait par Soler et, grâce au pont de la rue Ciudad de La Paz, traversait les rails de l’ancien Chemin de Fer Central Argentin. Au bout de quelques petites minutes, don José Montilla se retrouvait devant son commerce de l’avenue Cabildo.
Don José Montilla vivait dans la rue Bonpland, assez près de chez moi. Mon père entretenait une vague amitié avec lui, amitié qui n’allait pas bien au-delà d’un bonjour et de quelque brève conversation. Mais je tiens à dire que don José Montilla et mon père éprouvaient l’un pour l’autre une silencieuse affection mutuelle. Grâce à cette relation, je peux maintenant raconter l’histoire de don José Montilla.
Il était castillan, et vingt longues années de résidence en Argentine n’avaient pas ôté à sa prononciation un soupçon de purisme. Je m’en souviens comme d’un grand personnage. Très grand, très mince, les joues émaciées, les mains effilées. Mon cousin Ernesto, qui adorait affubler tout le monde d’un surnom, l’appelait l’archiduc. Moi, je repoussais cette idée : dans mon esprit, l’image d’un archiduc n’était pas applicable à un espagnol, et encore moins à un espagnol au visage pâle et aux cheveux très noirs. Je fermais les yeux, je pensais à un archiduc, et immédiatement je voyais un Allemand ou un Polonais, un Autrichien ou un Tchèque : blond, barbu et teint rouge, portant un uniforme d’opérette, la poitrine couverte de décorations, un personnage plutôt ridicule.
Et c’est que don José n’avait rien de ridicule. Il paraissait accompagné, par contre, d’un certain air dédaigneux — qui, cependant, ne correspondait pas à son naturel d’homme modeste et timide — ; cet air apocryphe était mis en relief par ses brillantes lunettes seigneuriales à monture d’argent. Sur sa peau pâle, que le soleil ne touchait jamais, il était possible d’observer les petits points gris de sa barbe toujours soigneusement rasée dans le sens du poil et à contresens.
Le fait est que don José Montilla était, donc, un prospère commerçant espagnol. Il n’était pas boulanger, il n’était pas épicier, il n’était pas propriétaire d’un restaurant : que ces activités soient réservées à ses compatriotes de Galice. S’il montra peu d’originalité, ce fut dans le choix du nom de sa boutique : À l’Homme Élégant. Quoique je ne sache pas en fin de compte si c’est don José qui l’avait choisi ou si son commerce s’appelait déjà ainsi avant qu’il ne l’achète. C’était un local profond et large : les longues boiseries du plancher et du plafond brillaient et les boiseries odorantes des tiroirs et des étagères brillaient, et les métaux des poignées et des clefs et des angles brillaient, et les vitres et les miroirs. brillaient « Tout pour l’homme élégant » : chaussettes, sous-vêtements, chemises, cravates, costumes, surtouts, chapeaux, ceintures, bretelles, porte-feuilles.
Je crois que j’ai déjà eu l’occasion de parler de notre « forêt enchantée », ces terrains diffus et inondés qui constituaient la vague frontière entre les quartiers de Palermo et Colegiales. Mais l’avenue Cabildo aussi exerçait, pour de tout autres motifs, son attraction sur nous. Car notre quartier était vieillot et humble, et par contre l’avenue Cabildo était déjà, comme aujourd’hui, une succession interminable de commerces multicolores. Quand le soleil assassin de l’été de Buenos Aires calcinait les trottoirs et transformait en un liquide noir le goudron qui faisait adhérer les pavés de bois — de bois, pas de granit — de l’avenue Cabildo, nous pouvions voir don José Montilla, pâle et glacé, tout au fond du froid sombre de sa boutique, n’ayant pas ôté sa veste, n’ayant pas desserré d’un millimètre son nœud de cravate. La chaleur, qui nous faisait tous souffrir, n’avait aucun effet sur don José et son éternel maintien on ne peut plus digne. Bien sûr, grâce à une heureuse raison d’isolement thermique, la chaleur, dans cette boutique, n’entrait qu’affaiblie.
Je cherche un seul adjectif pour qualifier le commerce de don José Montilla et, après en avoir écarté un grand nombre, je choisis le plus simple et le plus trivial : je dirais que sa boutique était belle. En été, une oasis d’ombre et de fraîcheur, avec ses odeurs de propreté et de sol ciré, de cuir neuf et de linge fin jamais porté.
Et pourtant, on dirait bien que même jusque dans le recoin soigneusement caché de À l’Homme Élégant une de ces multiples crises économiques pénétra. D’après ce que nous pouvions voir, jour après jour, un commerce ou l’autre faisait faillite ; les propriétaires se voyaient contraints à écouler leur marchandise à un prix inférieur à celui où ils l’avaient payée. L’éclat de l’avenue Cabildo s’éteignit peu à peu ; les rideaux baissés se multiplièrent.
Ce fut alors que don José Montilla, passablement exalté, déclara à mon père que lui, même fou, il ne pensait pas liquider sa marchandise, marchandise importée d’Angleterre, de France, des États-Unis. Une marchandise de toute première qualité. Voilà ce que don José Montilla dit à mon père au coin de la rue, et mon père en parla ensuite à la maison. « Il ne vend rien », dit-il, « il ne va pas pouvoir conserver un local de cette importance ». Cela signifiait alors que À l’Homme Élégant allait disparaître, comme avaient disparu tant d’autres commerces : mais aucun ne pouvait être comparé à celui de don José Montilla.
Déterminé dans son obstination, don José tint bon pendant deux ou trois mois de plus. Près de la fin, mon père m’y accompagna pour m’acheter une chemise, avec en fait l’intention de pouvoir apprendre comment allaient exactement les affaires de don José Montilla.
— Eh bien mal, elles vont très mal mes affaires.
Les mains effilées, les ongles impeccables, les poignets de chemise immaculés, le visage pâle que le soleil ne touchait jamais : don José Montilla ouvre et ferme des tiroirs transparents, déplie sur le comptoir cette chemise et une autre, expose les similitudes et les différences, et toujours, pour une raison ou une autre, trouve des mots élogieux pour toutes. Ces apologies sont sincères. Don José Montilla ne vend que des vêtements de toute première qualité. Des vêtements bons et chers. Quiconque penserait pouvoir faire des économies À l’Homme Élégant se tromperait lourdement.
— Ici, il n’y a pas de vêtements ordinaires, ni de ces vêtements pour la maison, ni de ces vêtements à bas prix. Ici, toute la marchandise est de qualité supérieure.
On voit bien que don José Montilla aime — c’est le mot qui convient — sa marchandise. Il connaît affectueusement les caractéristiques de chaque paire de chaussettes et de chaque surtout. Il s’enorgueillit des articles de sa boutique.
— Pensez donc si je vais liquider pour quelques piécettes ces vêtements merveilleux. Même fou, je ne le ferais pas.
Don José Montilla s’exalte, s’émeut. Je crois distinguer des larmes dans ses yeux :
— Regardez, regardez quels vêtements, quelle qualité, quels détails dans la finition !
Pauvre José Montilla. Le moment arriva où il lui fut impossible de continuer. Des jours entiers se passaient sans qu’aucun client ne vienne le voir À l’Homme Élégant pour acheter ces vêtements de toute première qualité qui maintenant se languissaient sur les étagères, dans les tiroirs et sur les porte-surtouts. Ce fut alors que, maintenant bien forcé, il vendit son local. Mais pas sa marchandise ni ses installations : un après-midi je vis comment il les rangeait dans sa maison de la rue Bonpland ; il y avait beaucoup de marchandise, le déménagement dura des heures.
Ce fut la première fois que je vis fumer don José Montilla ; il était tragiquement accablé. Mon père lui demanda ce qu’il pensait faire.
— J’ai déjà pensé à tout — répondit-il —. On m’a offert de me vendre vingt-quatre hectares à General Rodriguez.
Aujourd’hui, General Rodriguez se trouve loin, en allant vers Lujan. À cette époque-là, cela se trouvait — sans la moindre exagération — au beau milieu de la pampa. Don José Montilla, dont le soleil ne touchait jamais le visage, allait acheter vingt-quatre hectares à General Rodriguez.
— ... je vais planter des arbres fruitiers. Des prunes, des abricots, des pêches, des oranges, des pommes... Voilà de quoi je vais vivre puisqu’on me met à la porte de Buenos Aires.
L’idée était démentielle. Mon père connut la ville à Buenos Aires ; en Italie, il avait toujours vécu à la campagne. Il voulut l’en dissuader :
— Mais, don José, que dites-vous là ? C’est une folie. Vous ne connaissez rien aux arbres fruitiers... Vous croyez que les arbres fruitiers poussent du jour au lendemain ? Et vous croyez que toutes ces espèces différentes vont pousser ensemble ?
Ce fut alors que surgit chez don José Montilla une veine sarcastique de ressentiment insoupçonné :
— Les Argentins ne se lassent pas de répéter qu’on fait pousser tout ce qu’on veut sur cette terre, car ici tout est mieux qu’en Espagne.
Et cela il le disait à mon père, qui n’était pas Argentin mais Italien. Mais don José Montilla était tellement abattu et vexé qu’il faisait de l’ironie au détriment de ses propres intérêts. Sans écouter mon père, il répétait aveuglément :
— Non, ils ne vont pas me contraindre à liquider ma marchandise. Je vais vivre des arbres fruitiers, jusqu’à ce que la situation s’améliore et que je puisse rouvrir mon commerce.
— Mais vous n’y connaissez rien en arbres fruitiers. Faites-moi cas, don José, ne faites pas cette erreur. Vous courrez à l’échec et vous allez vous retrouver sans rien... Et ce champ, comment est-il ?
Il apparut alors que don José Montilla n’avait même pas vu le champ qu’il était sur le point d’acheter. Mieux encore, il n’avait pas l’intention de le voir. Cela lui semblait une précaution inutile : un champ en vaut un autre et dans la province de Buenos Aires on fait pousser tout ce qu’on veut.
Et ainsi arriva le jour où don José Montilla partit vers ses vingt-quatre hectares de General Rodriguez. Il portait, comme toujours, costume noir, chemise immaculée, cravate ajustée ; de la main droite il tenait une petite valise rigide.
Avant que nous n’ayons pu l’oublier un tant soit peu, don José Montilla fut de retour. Mais seulement pour s’assurer les services de l’entreprise de déménagements Antigua Casa Ramirez. Maintenant, arrêté sur le trottoir, je contemplai le déménagement de la fameuse marchandise de À l’Homme Élégant depuis les pièces de la maison de la rue Bonpland jusqu’au camion de l’Antigua Casa Ramirez. Don José était revenu de General Rodriguez avec un costume élimé, une chemise sale, la barbe naissante. Il émergea maintenant de la maison de la rue Bonpland comme à sa meilleure époque : un autre costume noir, une autre chemise blanche comme neige, pas une ombre de barbe ; ses lunettes à monture d’argent brillaient comme jamais.
En cette occasion il n’eut pas besoin de prendre le tramway jusqu’à el Once, ni de prendre le train jusqu’à General Rodriguez. Il occupa le siège de gauche dans la cabine du camion de l’Antigua Casa Ramirez ; deux ouvriers voyageaient à l’arrière. Je ne me rappelle pas si le torrent de Maldonado était déjà couvert ; si c’était le cas, le camion dut prendre par l’avenue Juan B. Justo vers l’ouest, vers les vingt-quatre hectares de General Rodriguez, riches en arbres fruitiers. C’était là-bas que partait, intégralement et méticuleusement empaquetée, la marchandise de toute première qualité de À l’Homme Élégant. Mon père, résigné devant l’inévitable, lui demanda dans quel but il emportait ces vêtements au beau milieu de la campagne.
— Je les garderai, don Antonio, je les garderai jusqu’à ce que viennent des temps meilleurs et que je puisse rouvrir À l’Homme Élégant. Mais offrir pour quelques piécettes ces vêtements de toute première qualité, même fou, je ne le ferai pas !
Personne cependant ne lui demandait de faire cadeau de ses vêtements. Mon père lui proposait seulement de les laisser à l’abri dans la maison de la rue Bonpland.
— Laisser ma marchandise seule, à tellement de kilomètres de General Rodriguez ? Et si on me la vole ?
La reprise des classes arriva, et arriva l’époque de l’achat des fournitures splendidement neuves, arriva l’odeur bleue de l’encre et arriva l’odeur marron des bancs de l’école. L’automne passa, l’hiver s’en alla, le printemps s’éveilla et, enfin, les classes finirent. Toujours, à partir de septembre, le parfum végétal de Buenos Aires et l’invasion des papillons et des libellules m’inspiraient, je ne sais pas pourquoi, une certaine mélancolie difficile. Et je sentais un harcèlement délicieux et inconnu en voyant les filles de mon âge.
Mais l’été arriva et, avec lui, revint le souvenir de l’été précédent, le souvenir de don José Montilla. Il avait déjà passé une année parmi ses arbres fruitiers.
Les uns plus, les autres moins, nous faisons tous un jour une chose folle. Le 14 janvier, à huit heures du matin, le thermomètre indiquait déjà vingt-sept degrés. Mon père était italien, mais personne n’aurait jamais osé le traiter de tano1 ou de gringo2 : ces termes, entre péjoratifs et affectueux, ne pouvaient pas être appliqués — du moins à cette époque-là — à un dessinateur, toujours bien vêtu avec costume et cravate, de haute taille et sûr de son autorité, qui prononçait en espagnol avec un accent italien et avec des s italiens mais dont le vocabulaire et la syntaxe espagnols étaient très supérieurs à ceux de la plupart des habitants de notre quartier. Parce que don Antonio Canale était un homme assez cultivé qui, à peine finissait-il un livre, en commençait un autre : grâce à ses nombreux volumes en italien et en espagnol, dès mon plus jeune âge je fus parfaitement bilingue — et, parfois, faussement bilingue, car je ne distinguai pas toujours la frontière entre les deux langues, et il n’était pas rare que je donne un pluriel italien à un substantif espagnol et vice-versa —. C’est ainsi que j’avais la chance de lire, par exemple, I promessi sposi, et immédiatement après Don Juan Tenorio, sans la moindre difficulté. Et cependant, je n’ai jamais pu écrire d’une manière vraiment correcte en italien : il manquait autour de moi la vie culturelle italienne et la langue vivante...
Mais, à quel propos vient cette digression... ? Je voulais dire que ce 14 janvier, alors qu’à huit heures du matin nous avions déjà vingt-sept degrés, il vint l’idée au sage et mesuré don Antonio Canale, soudainement, de rendre visite à don José Montilla. Il était le propriétaire d’une Chevrolet 38 : noire, énorme, carrée, sympathique. Mais il soutenait l’idée que la seule façon honnête d’aller à la campagne était le train.
Donc ce fut d’abord le tramway, par Santa Fe et par Pueyrredon, jusqu’à el Once. Et ensuite le train, jusqu’à General Rodriguez. Si à huit heures du matin il faisait vingt-sept degrés, quand nous arrivâmes à General Rodriguez, vers la mi-journée, il devait en faire pas moins de trente-cinq. La gare était une forge en ciment, mais elle avait un bon côté : un robinet de gros calibre dont le jet béni et violent nous permit de nous asperger la tête : mon père, sa calvitie dorée ; moi, mon abondante chevelure presque jaune. Nous n’avions pas prévu de prendre des casquettes : nous en improvisâmes avec quatre nœuds au coin de nos mouchoirs.
Et, ensuite, en route. Parmi des essaims de moustiques et des libellules et mille insectes de tous ordres, nous parcourûmes d’interminables rues de terre, sans aucune construction, avec quelque petit arbre rachitique. Nous marchions sur la petite ombre que projetaient nos corps sous le haut soleil infernal de la mi-journée. À intervalles réguliers, mon père consultait un plan dessiné, avec son soin particulier, par don José Montilla. Il nous avait dit « À une trentaine de rues de la gare ». En fait j’en comptai plus de cinquante. Notre point de référence allait être une affiche publicitaire de Chinato Garda.
Couverts de terre, de la poussière plein la bouche, le nez et les yeux, morts de soif, nous arrivâmes, enfin, aux deux poteaux qui soutenaient l’affiche publicitaire de Chinato Garda. Ce devaient être là les vingt-quatre hectares de don José Montilla. Une clôture en grillage, avec une base de brique, s’étendait à seulement vingt mètres de part et d’autre d’une solide porte, aux planches verticales rouges, fermée avec un verrou sans cadenas. À droite, en haut, il y avait un heurtoir de bronze : une main dorée et brillante qui soutenait une boule. Une magnifique porte, digne du jardin d’une belle maison de Belgrano ou de Villa Devoto : une magnifique porte, avec un beau heurtoir, mais sans jardin et sans maison. Que signifiaient cette porte et ce heurtoir, alors que n’importe qui pouvait entrer en faisant un détour de vingt mètres par la droite ou par la gauche ? Malgré tout, la porte avait une certaine raison d’exister : il y était fixé une pancarte jaune. En lettres rouges, très bien calligraphiées — sans doute par un peintre de lettres pour pancartes —, on pouvait lire :
LA PALENTINA
PROPRIÉTÉ D’ARBRES FRUITIERS DE JOSÉ MONTILLA
VENTES EN GROS ET AU DETAIL
Comme nous aussi nous étions en cet instant un peu fous à cause de la chaleur et de la soif et de José Montilla, nous fîmes résonner le heurtoir pour qu’on vienne nous ouvrir la porte. Pour aussi loin que portait notre vue — en ce jour radieux, sur cette plaine dégagée — on ne voyait pas un seul arbre : ni fruitier ni pas fruitier. « Des prunes, des abricots, des pêches, des oranges, des pommes... ». Rien que des broussailles tenaces et les sempiternels chardons de la plaine de Buenos Aires s’étendaient sur les vingt-quatre hectares de don José Montilla. Le soleil brûlant était désespérément insupportable, et il n’y avait là ni une construction, ni un misérable petit arbre pouvant offrir une ombre charitable.
Comme poussé par le soleil, je fis glisser le verrou et j’entrai sur la propriété de don José Montilla. J’avançai d’une quarantaine de mètres parmi des broussailles hostiles et des animaux invisibles que je sentais sauter, effrayés, sous les herbes. Alors je me rendis compte que les broussailles s’arrêtaient brusquement : il y avait là une grande surface de ciment rectangulaire et, sur celle-ci, un rectangle plus petit avec un anneau de fer. Mon père s’approcha. Nous saisîmes l’anneau et nous tirâmes de toutes nos forces. Je pensai à l’histoire d’Aladin et de l’enchanteur maghrébin.
Nous descendîmes un petit escalier de ciment. Assis sur un petit banc de bois, sans cravate, en manches de chemise, un José Montilla usé nous souriait :
— Bienvenus, les Canales — dit-il, et il nous tendit la main —. Je vois que vous n’avez pas oublié les pauvres.
Avant que nous ne lui ayons rien demandé, don José Montilla se mit à parler. C’était la fatigue, c’était la défaite, c’était la détérioration. Orgueilleusement il nous montra la marchandise de À l’Homme Élégant rangée soigneusement dans les mêmes tiroirs, sur les mêmes étagères et porte-surtouts que sur l’avenue Cabildo.
— Je la garderai jusqu’à ce que viennent des temps meilleurs et que je puisse rouvrir mon affaire. Par bonheur, le soleil n’entre pas ; par contre, un peu d’humidité et de pluie, oui. Mais je ne crois pas que les vêtements puissent s’abîmer...
Nous n’osâmes pas lui demander ce qu’il en était des arbres fruitiers : il aborda le sujet de lui-même. Avant de commencer à planter les arbres fruitiers, il considéra comme beaucoup plus urgent de mettre soigneusement à l’abri sa marchandise. Il avait projeté de construire une grande maison couverte de tuiles, avec un toit à deux pentes, avec une cave sure et hermétique pour conserver sa marchandise.
— Mais, don José — voulut l’interrompre mon père —, pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé ? Dites-vous bien que j’en connais un bout pour ce qui est de la construction...
Don José ne l’entendit même pas. Les dépenses augmentaient de jour en jour, et en fin de compte il n’avait eu assez d’argent que pour la cave, la clôture, la porte, la petite pancarte, le heurtoir. Après, quand des temps meilleurs viendraient, il rouvrirait son commerce et, avec ses gains, il finirait la construction de sa maison, et il pourrait se consacrer à planter des arbres fruitiers, avec les bénéfices desquels il rouvrirait son affaire de l’avenue Cabildo et...
Ce fut alors que devint tangible une odeur de saleté, de mite, de folie. Don José avait toujours été maigre, mais maintenant il n’était plus qu’un squelette émacié. Sa barbe poivre et sel touchait déjà sa chemise pitoyable.
Il nous demanda si nous voulions prendre un café. Nous répondîmes que non et il ne nous entendit pas. Je me sentais incapable de penser boire quelque chose de chaud, je ne pouvais même pas supporter la vue du feu. Il continuait à parler :
— L’ennui c’est que je n’ai pas d’eau. Il faudrait que je fasse installer une pompe, mais, avec quel argent ? Pour l’instant je remplis cette bassine à la pompe d’un voisin.
(Un voisin ? Où ? Quelle distance insensée avait pu parcourir don José dans la poussière et la chaleur ?)
Dans le seau d’aluminium il y avait un peu d’eau croupie, où flottaient des duvets et des insectes. Il y plongea un broc émaillé blanc, avec de nombreux éclats noirs. Il essaya sans succès d’allumer un réchaud à pétrole. Quand nous lui dîmes pour la cinquième ou sixième fois que nous ne voulions rien, il reversa dans le seau l’eau du petit broc.
— Moi non plus je n’en veux pas — dit-il —. Il fait trop chaud pour boire du café. D’autre part, j’ai une terrible acidité d’estomac : trop de café et peu de nourriture. Voyons si une de ces petites nuits je me décide, et je vais jusqu’au village acheter ne serait-ce qu’un peu de pain et de charcuterie.
Par la suite nous apprîmes qu’il passait ses nuits assis, dormant sur le petit banc de bois :
— C’est que, lorsque je dors par terre, mon rhumatisme me fait souffrir.
Nous comprîmes que don José Montilla ne pouvait plus admettre de conseils ni se rendre à des raisons. Revenir à sa maison de la rue Bonpland ? Et laisser ici abandonnée cette marchandise de toute première qualité ? Étions-nous fous ? Comment pouvions-nous imaginer une semblable énormité ?
Nous ne pouvions plus rien faire là. Au bout d’un moment nous prîmes congé, nous remontâmes le petit escalier de ciment et nous refermâmes la trappe sur la cave de don José Montilla. À la gare de General Rodriguez nous fîmes, une fois de plus, couler l’eau sur nos têtes en ébullition. Pendant le voyage nous n’échangeâmes pas un seul mot. Nous arrivâmes à Buenos Aires à cette heure où l’on entend les grillons tout près des rails du train.
Un samedi glacé d’août, un samedi au soleil heureux, vers les dix heures du matin, mon cousin Ernesto et moi montâmes dans le train à el Once. À cette époque nous avions la voracité de l’adolescence. Pendant le trajet, plongés dans l’agréable soleil hivernal qui traversait les vitres du wagon, nous mangeâmes une douzaine et demie de viennoiseries achetées à la gare, et nous bûmes trois fois du café dans les verres paraffinés d’un vendeur ambulant. Arrivés à General Rodriguez nous descendîmes avec la joie et la somnolence du voyage et de la nourriture.
Nous passâmes les cinquante rues ; nous retrouvâmes l’affiche de Chinato Garda ; nous retrouvâmes la clôture, la porte, le heurtoir, la pancarte ; nous retrouvâmes le rectangle de ciment, la trappe, l’escalier de ciment, la cave ; nous retrouvâmes, assis sur son petit banc de bois, la bouche ouverte et le menton tombé sur la poitrine, avec son costume noir et sa chemise blanche, avec ses chaussures inutiles dans une flaque d’eau pourrie, le cadavre glacé et à demi-décharné de don José Montilla, notre voisin de la rue Bonpland, l’espagnol obstiné qui construisit un hypogée dans la pampa et s’y laissa mourir, dans l’humidité, la faim, les bestioles et la démence, contemplant désespérément, sans pouvoir l’arrêter, l’implacable progrès de la destruction de sa marchandise de toute première qualité.
El cuento es fuerte, creíble y nos muestra una vez más la nobleza de la lucha de los primeros inmigrantes. Cuántos personajes como éste conocemos los argentinos.
Estamos muy emocionados de leer una obra tan interesante y tan bien detallada de la vida de mi abuelo materno, don José Montilla ya que sus hijas siguen sus consejos y sus enseñanzas y toda la generación que vino luego seguimos viviendo en General Rodríguez y somos un montón de personas que estamos agradecidos de poder leer algo tan lindo y escrito con el corazón. Para usted un abrazo enorme
Tengo que admitir que pese a que tiene una excelente narrativa, creo que cabe destacar que bien se trata de una novela, dado que la historia no es verídica: encontré muchas discrepancias con la realidad. De hecho, me sorprendió que tenga usted la idea de que don José Montilla falleció en soledad, dado que en ese momento estaba viviendo conmigo, con su hija, y tampoco fue ello en General Rodríguez, sino en la localidad de Moreno.
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