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Lettre à Graciela Conforte de Sicardi

Fernando Sorrentino
Smaller text sizeDefault text sizeBigger text size Add to my bookshelf epub mobi Permalink MapSoldado de la Independencia numéro 848 , Buenos Aires
Buenos Aires, le 23 juillet 1987

Graciela,

À cette époque-là, à une, deux, trois, quatre reprises, à chaque début de juillet, tu te souvenais de me faire un petit cadeau à l’occasion de mon anniversaire.

Cependant, lorsqu’arriva le cinquième juillet — plus ou moins pour ces jours-ci, mais en 1967 —, ton cadeau pour mes trente ans tout ronds fut une série de reproches et de récriminations, un peinture minutieuse de mes difficultés et de mes échecs, un diagnostic implacable et lucide quant à la tristesse de ta vie future si tu te mariais avec moi. Avec une feinte réticence, avec une impitoyable douceur, tu me fis finalement comprendre que tu ne me sentais pas capable de construire un avenir raisonnable pour nous deux.

Je ne dis rien: j’eus assez de sens commun pour ne pas essayer de modifier ta décision.

Et tu t’es mariée avec ce Sicardi, un homme pratique, habile, souriant et gagnant bien sa vie, avec qui tu vis maintenant à Acassuso, dans une belle maison de conte de fées, une maison avec des fleurs dans le jardin et des enfants qui jouent et crient: cette maison-même que, il y a des années, j’ai photographiée en secret car, malgré tout, je voulais conserver quelque chose de toi à l’époque où déjà tu ne m’appartenais plus.

(J’ai aussi une autre chose que, — peut-être — tu as abominablement créée. Cela se produisit ainsi. Un certain après-midi, alors que j’attendais mon tour chez mon coiffeur, j’eus l’idée de feuilleter une des ces répugnantes revues dites «d’actualités». J’y trouvai, au milieu d’un tas d’autres du même acabit, un article qui me sembla être la quintessence de la sottise, de la fausseté et de l’affectation. C’est un article qui ne peut pas être ridiculisé, qui ne permet la parodie, car — comme dirait Borges — il est déjà en soi sa propre parodie et il se ridiculise lui-même. Je le lus uniquement parce qu’il était signé par une certaine Graciela Conforte. À ce moment-là je ne savais pas si c’était toi ou s’il s’agissait d’une homonyme. Et, aujourd’hui encore, je l’ignore toujours. Dans le doute — le doute à quel sujet? —, j’arrachai discrètement ces deux pages, pleines de couleurs et de photos de gens toujours heureux, je les pliai furtivement, je les glissai dans ma poche et je les emportai chez moi. Dans quel but? Allez donc savoir. Et elles sont encore là, conservées entre deux pages d’une vieille édition du Tartuffe. Sans doute me rappelai-je qu’à une certaine époque tu avais aspiré à travailler comme journaliste: si cette note fut le résultat de tes efforts, franchement, il aurait mieux valu que tu essuies un échec.)

Vous avez dû un jour ou l’autre, toi et Sicardi, parler de moi et vous avez dû vous remémorer mon incapacité par essence pour créer quoique ce soit. Et vous avez dû sourire avec commisération et satisfaction. (Peut-être suis-je en train de me surestimer: peut-être même ne t’es-tu jamais souvenue de moi. Moi oui, régulièrement, je me souviens de toi.)

Ce qui est sûr, c’est que ta prophétie de 1967, hélas, s’est réalisée dans ses moindres détails. Tout au long de ces vingt années qui se sont écoulées, ma vie ne s’est améliorée en absolument rien. J’ai le même travail qu’à cette époque et je fais les mêmes choses que je faisais à cette époque; mais vingt autres implacables années m’ont miné.

Je te dirai que j’ai appris quelque chose: à éviter l’obstination dans l’erreur. C’est ainsi qu’il y a longtemps que j’ai arrêté d’essayer d’écrire des pièces de théâtre. C’est toi, (certainement influencée par le verdict sans appel de ton pédant de frère) qui avais raison: toute œuvre, pour aussi «moderne» qu’elle soit, doit s’appuyer (même s’il est minuscule) sur un minimum d’action et de conflit. Moi, j’ai écrit cinq pièces, dont la honte maintenant m’interdit de répéter les titres, entre extravagants et bon marché: je rencontrai je ne sais combien de dizaines de réalisateurs: je n’ai jamais réussi à en faire jouer une seule.

À cette époque, je refusais d’admettre que ma supposée «rupture avec le classicisme», mon imaginaire «recherche d’originalité», mon prétendu «nouveau langage» n’étaient que la manifestation de l’impuissance créatrice avec laquelle je suis venu en ce monde. Maintenant je sais que toutes ces personnes — alors détestées — eurent raison de rejeter mes œuvres: en fait je n’ai jamais pu créer de personnages vraisemblables, je n’ai jamais pu leur inventer un destin quelconque, je n’ai jamais pu leur faire réaliser des actions intéressantes. Voilà les raisons pour lesquelles, bien sûr, personne n’a jamais voulu accepter mes créations: qui tenterait l’exploit de mettre en scène le néant?

Mais, enfin, Graciela, toutes ces choses tu les sais mieux que moi, et pour toi elles étaient des évidences alors que moi je n’arrivais même pas à les imaginer. Mais ne parlons plus du passé.

En réalité, j’ai eu l’idée de t’écrire pour te raconter ce que j’ai fait en ces jours de juillet, anniversaire des vingt ans écoulés sans te voir et sans entendre ta voix. Et mon récit servira à te dire que je me promène, encore vivant, dans ces malheureuses rues de Buenos Aires.

En une espèce de façon de nuancer par des pensées la routine des voyages, je m’étais habitué à observer les gens pour essayer d’en déduire des renseignements. Des renseignements non seulement utiles, mais aussi invérifiables.

C’est ainsi que les mots couraient dans mon cerveau. Exemples. Un: «Cet homme rudimentaire, qui lit le journal Crónica si attentivement, doit travailler comme planton au Service des Eaux et de l’Assainissement. Ce doit être un supporter du Boca. Étant donné le temps qu’il passe à lire chaque page, il doit être à moitié analphabète. On dirait qu’il se réjouit des nouvelles concernant les crimes, donc il peut être un amateur potentiel et naïf ‘‘d’émotions fortes’’». Deux: «Cette femme mûre, soigneusement maquillée et aux lèvres sérieuses, qui examine avec une attention absurde une feuille à petits carreaux, ce doit être la directrice d’une école primaire; son mari doit être chef de division d’une quelconque banque; ils doivent avoir une Renault 12, ils doivent sympathiser avec l’équipe du River». Trois: «Ce jeune à la barbe chaotique et aux lunettes terribles, plongé dans un livre dont je ne parviens pas à voir le titre, doit être un aspirant intellectuel de gauche; il doit vivre à Belgrano, dans un appartement luxueux; ses parents ont dû l’amener souvent faire un tour en Europe».

Voilà quels étaient mes préjugés. Et voilà à quelles distractions je me livrais pendant que je voyageais dans le métro, depuis le centre jusqu’à Palermo.

Bien des fois, je réalisais ce genre de déductions, totalement gratuites, en outre. Mais aussi, il y avait une foule de jours où, las et déprimé, je laissais simplement se succéder des pensées minuscules, chacune d’entre elles amenée par la précédente, en vertu de liens peut-être capricieux mais toujours valides.

À la tombée de la nuit de ce froid lundi 6 juillet 1987 je venais d’avoir cinquante ans. Inutile de te dire que je ne me considérais pas comme étant heureux.

Le seul fait de voyager dans cet assourdissant métro, parmi des personnes hétérogènes, fatiguées et mystérieuses — peut-être hostiles —, revenant d’un travail qui me déplaisait et qui me rapportait peu d’argent, me faisait penser que j’avais consacré rien moins que cinq décennies à l’édification d’un minutieux échec.

Comme si ces idées avaient eu la faculté d’invoquer leur contraire, je vis soudain un homme satisfait de sa vie et de lui-même. Un triomphateur. Il devait avoir dans les dix ans de moins que moi. Il se trouvait sur un des sièges individuels; son costume, sa chemise, sa cravate, ses chaussures, sa coupe de cheveux, ses mains, ses ongles indiquaient un soin extrême de son apparence, ce que dans le jargon des entreprises on appelle quelque chose dans le genre de «son look extérieur». Sur ses genoux, il tenait un pardessus plié et un attaché-case en cuir contenant «d’importants papiers d’affaires». L’expression de son visage, quoique perdue dans ses pensées, conservait malgré tout un reflet de — comment dirais-je — de sourire professionnel; sans aucun doute, c’était une personne dépendant étroitement de sa relation avec le monde extérieur. Pour le rabaisser, je me dis que, lui, il n’avait sans doute jamais lu une énorme quantité de pièces de théâtre, que lui il n’avait jamais écrit cinq drames dont les titres... Je pris conscience de ma stupidité et je coupai net le flux de mon argumentation.

À Palermo tout le monde descendit des wagons. Je me dirigeais vers l’escalator de la sortie quand je le vis prendre la rame qui assure la correspondance avec la station Ministro Carranza.

Alors — sans savoir pourquoi et comme une façon de faire quelque chose de différent — il me vint à l’esprit de le suivre.

Le trajet étant tellement court, il n’estima pas nécessaire de s’asseoir. Il resta debout près de la première porte, ce qui me prouva que c’était un homme à gérer efficacement son temps, même dans ces petits détails. En effet, lorsque la rame s’arrêta, il sortit le premier et se plaça en tête de ceux qui quittions la station. Je me retrouvais dix mètres en arrière.

En émergeant sur l’avenue Santa Fe, il s’arrêta un instant pour mettre son pardessus; quant à moi, je fis semblant de regarder dans une autre direction. Immédiatement il se remit en chemin. Il se révéla être un bon marcheur, au pas rapide et sportif. Je décidai de me tenir à environ trente, cinquante mètres derrière lui.

Passant par Dorrego, il descendit jusqu’à Luis Maria Campos, puis il continua jusqu’à Jorge Newbery et jusqu’à Soldado de la Independencia. Nous étions dans le quartier qu’on appelait naguère de Las Cañitas, qui en des temps révolus avait été une zone mixte d’écuries de course et de villas, et qui aujourd’hui était plutôt un quartier d’appartements habités par des familles aisées. Construction élégante, parfois somptueuse; commerces attrayants, garages bondés de voitures, et voitures entassées le long des trottoirs des deux côtés de la rue. Voilà ce qu’était devenu le quartier champêtres de Las Cañitas de mon enfance, et je ne saurais dire si c’était un changement dont il fallait pleurer ou rire.

Ces idées m’occupaient distraitement, lorsque celui que je suivais entra dans un bloc d’appartements. Avant que le lent appareil qui refermait la porte n’ait rempli sa fonction, je pus me glisser à sa suite. Je débouchai dans un vestibule luxueux avec boiseries, marbre et fauteuils. L’homme était en train d’attendre l’ascenseur. Je m’arrêtai à ses côtés, je lui dis bonsoir du bout des lèvres.

L’ascenseur arriva et je lui dis:

—Je monte le premier, je vais jusqu’au dernier étage —et je me sentis content de mon astuce.

Nous montâmes dans ce silence gênant qui se crée généralement entre les passagers de l’ascenseur, où tout un chacun partage une espèce d’éphémère intimité avec des personnes inconnues. Pour ne pas le regarder en face, je fixai mon regard sur ses éblouissantes chaussures marrons, imaginant tout le temps qu’il pouvait passer à observer avec dédain et réprobation mon pardessus élimé et vulgaire, ma vieille cravate, mes chaussures craquelées.

Il descendit au sixième étage. Moi je dus continuer jusqu’au dixième, le dernier. Ensuite je redescendis, et je sortis dans la rue.

Soldado de la Independencia numéro 848: le numéro était très facile et je le gravai dans ma mémoire. Immédiatement je remarquai la brillante plaque métallique du portier automatique. Il y avait deux appartements par étage: le A et le B (je pensai «des appartements de standing», reprenant le vocabulaire des agences immobilières). Le A et le B: dans lequel avait dû entrer mon homme?

J’éprouvai une fatigue subite et je repris le chemin de mon domicile. Nous étions, comme je t’ai déjà dit, au mois de juillet.

Le lendemain matin, je me levai très tôt. Il faisait très froid, le lever du jour se faisait attendre. Bien avant sept heures — protégé par un pardessus, une écharpe et une casquette — je m’attachai à surveiller, depuis le trottoir d’en face, l’édifice de la rue Soldado de la Independencia numéro 848. Je craignais en même temps de ne pas voir sortir mon triomphateur et que mon attitude finisse par être suspecte. Sur cette longueur de trottoir il y a des pavillons individuels et des blocs d’appartements; moi je me promenais mine de rien, comme quelqu’un qui cherche à tuer le temps. Quelques concierges lavaient les trottoirs. Je suis sûr que personne ne me remarqua.

Peu après huit heures, mon homme sortit dans la rue. Je le vis dire bonjour au concierge d’un sourire à la fois cordial et réservé, et je me mis à marcher à sa suite: Newbery, Luis Maria Campos, remontant le tournant de Dorrego, Santa Fe, et de nouveau le métro.

Il ôta son pardessus et s’installa sur un siège de deux places. Je faillis m’asseoir à côté de lui, mais un sursaut de prudence m’en dissuada. Je restai debout derrière lui, légèrement en retrait. Il ouvrit son attaché-case: j’aperçus une petite calculatrice, des carnets de chèques, des stylos-bille, des marqueurs, beaucoup de papiers; il en sortit une espèce de dossier ou de classeur, il chaussa une paire de lunettes à monture métallique, il se mit à lire. «Avocat», me dis-je.

Ma déduction s’avéra exacte lorsque, à peine avions-nous dépassé la station Callao, il se plaça impatiemment près d’une des portes de droite, pour descendre à Tribunales. Et il en fut ainsi. Il parcourut quelques longueurs de pâtés de maisons, et il entra dans un édifice vieux et gris de la rue Talcahuano, dans un numéro 300 et quelques. Cette fois-ci, supposant qu’il pourrait me reconnaître, je préférai ne pas partager l’ascenseur avec lui. Mais, depuis la porte d’entrée, je vis que mon triomphateur était monté seul.

Je m’introduisis un petit peu plus dans ce vestibule blanc et solide, avec un petit air de voûte de cimetière. Je vis descendre le contrepoids de l’ascenseur, un ascenseur dont la structure était belle et ancienne, avec des grilles métalliques noires et, sans doute, avec des miroirs et des boiseries à l’intérieur. La petite lumière de l’indicateur me dit qu’il s’était arrêté au huitième étage, le dernier.

J’examinai le tableau de la loge du concierge. Au huitième étage il n’y avait pas moins de huit cabinets juridiques, dont la plupart appartenait à deux associés ou plus. J’avais sur moi le journal Clarín: sur le réfrigérateur d’une publicité je recopiai les numéros des bureaux ainsi que les prénoms et noms de ces dix-neuf personnes.

Cela fait, je me rendis à mon travail, et j’arrivai à neuf heures vingt-cinq, avec pratiquement une heure de retard. Toi, Graciela, tu n’as jamais su exactement où et dans quoi je travaillais: en fait cela ne m’a jamais paru un sujet de conversation intéressant, et j’évitais soigneusement de l’aborder. Mais maintenant, toute honte bue, je peux te parler de mon travail.

Je travaille dans une entreprise de la rue Piedras, au numéro 600 et quelques, une entreprise qui fabrique des machines agricoles. Pour être plus précis, l’usine — où je n’ai jamais mis ni ne mettrai les pieds — se trouve dans la ville de Gonzalez Catan: cette unité est connue, à l’intérieur de l’entreprise, comme «l’Usine». Dans la rue Piedras il y a des bureaux commerciaux — Achats et Appels d’offres —: ces bureaux sont propres, désagréables, lugubres, anachroniques; on dirait des reliques des années 30; ils sont connus sous le nom familier de «Achats». (Une fois, j’ai calculé que, tout au long de plus de vingt ans, j’ai rédigé pas moins de quatorze mille huit-cents «notes internes» — ou «mémos» — qui commençaient par la formule De Achats / a / Usine et dont je n’ai jamais pu — ni voulu — savoir la véritable utilité).

Une certaine tradition de bureau veut que le personnel des sections Achats et/ou Ventes s’enrichisse avec les pots-de-vin qu’il reçoit des fournisseurs. Bon: je ne sais pas comment cela peut se passer dans les autres entreprises; dans notre bureau, nous tous, depuis le chef jusqu’au coursier, nous pourrions nous vanter d’être de la plus pure et de la plus stupide honnêteté. Mais, attention, cette honnêteté ne naît pas de principes éthiques, elle n’est que le sous-produit de l’inaptitude et de la lâcheté: nous sommes honnêtes, misérables et poltrons.

Moi, avec mes cinquante ans d’âge et mes vingt et quelques d’ancienneté, je suis un des employés administratifs les plus jeunes de l’entreprise: j’y suis entré étant jeune, et j’en partirai vieux ou on m’en sortira mort. Mon chef et le reste du personnel sont, comme moi, des êtres amers, pleins de ressentiment et sans avenir. Les salaires sont bas et il n’y a pas moyen de progresser. Tout — le style des meubles, le dessin du papier, les lettres carrées des machines à écrire — tout y est antipathique.

Nous sommes six employés hommes et deux femmes. Personne n’éprouve la moindre affection ou sympathie pour personne. Il y a plutôt une certaine haine sous une forme d’indifférence. Moi, d’une manière ou d’une autre, je les déteste tous, et je sens bien que tous me détestent, et qu’ils se détestent tous entre eux.

Mon chef m’est un personnage exécrable, non parce qu’il est méchant mais parce que c’est un imbécile et un hypocrite. Il s’appelle «monsieur» Leandro, et Leandro est son nom et non son prénom. C’est un individu à demi chauve, aux cheveux blancs, au sourcils sombres, au visage pâle, aux lèvres presque violacées.

Dans la sphère extrêmement limitée de ses activités, on peut dire que monsieur Leandro est considéré — par le reste des employés, non par moi — comme une espèce «d’homme à autorité». Plusieurs facteurs concourent à le doter des attributs d’une personne non seulement respectable et respectée, mais aussi écoutée et obéie. Il joue son rôle de chef avec une rigueur proche du fanatisme. Sa scrupulosité méticuleuse, lorsqu’il se perd dans les détails et les formalités, son visage sempiternellement et stupidement sérieux l’ont transformé en paradigme de quelque chose d’impressionnant par sa solidité et son aspect irréfutable.

Avec éloquence et un certain sens de l’opportunité, il répète souvent une série de phrases sévères qui, dans un sens, visent toujours à l’excellence ou, tout au moins, à la vérité. Si la pluie du vendredi menace de durer et de gâcher la week-end, monsieur Leandro ne manque pas de déclarer «Cette pluie fait énormément de bien aux récoltes», avec l’air vertueux de quelqu’un qui préfère sacrifier le football ou ses promenades sur l’autel de la richesse du pays. Il condamne que les habitants des bidons-villes possèdent une télévision, comme si une télévision était plus chère qu’une maison. Il prend la liberté de dire que Untel commet «non des erreurs mais des horreurs orthographiques» — que c’est original —, mais lui il écrit des énormités comme conpagnie et sousigné. Il affirme que «dans n’importe quelle bibliothèque progressiste il y a des livres de Marx», et lui il n’a pas de bibliothèque ni n’a jamais lu un seul livre, et il ne saurait pas définir ce que veut dire progressiste.

Monsieur Leandro entra dans l’entreprise il y a plus de trente ans; son salaire est à peine supérieur à celui d’un employé de banque débutant. Il a fait croire qu’il vit dans une jolie maisonnette dans la zone élégante la ville de Ramos Mejia; je n’en crois pas un mot: il doit vivre dans une bicoque quelconque, située dans les faubourgs, avec une rue de terre.

Il sent mon mépris et il me traite avec prudence. Une fois qu’il s’était permis de me reprendre, je parvins à le blesser au plus profond de son échec avec cette phrase: «Mille ans dans l’entreprise, et encore ce salaire de misère! On peut dire que vous avez bien gâché votre vie!». Mais en toute justice cette affirmation pourrait s’appliquer à ma propre existence, de telle sorte que je ne le lui ai plus jamais redite.

Les deux employées sont des femmes laides et ignorantes qui lisent les horoscopes et les revues à sensations. Comme tant d’autres, elles ont perpétré le mariage: je peux imaginer leurs maris comme des êtres transformés en légumes qui passent leur vie à regarder la télévision, qui font les paris du football et du tiercé.

Enfin.

(Quand j’avais dix-huit, vingt, vingt-quatre ans, je n’aurais jamais imaginé que, à cinquante, je passerai quotidiennement huit heures de ma vie en compagnie d’êtres de ce genre et que je ferai des choses comme écrire à chaque instant, et jusqu’à dépasser les quatorze mille huit-cents unités, la phrase De Achats / a / Usine.)

Graciela: n’aie pas peur, je ne vais pas te décrire mes tâches. Je te dirai seulement qu’elles sont monotones et insensés, et qu’elles se distribuent généreusement entre coches et chiffres, entre tampons et contrôles, entre signatures. Ma fonction consiste, surtout, à gêner l’acheminement des factures, pour retarder, autant que faire se peut, le paiement des fournisseurs. Heureusement, je ne dois affronter que des papiers; je n’ai pas de relations avec les gens de l’extérieur.

Les gens de l’extérieur ce sont les fournisseurs. C’est Biotti qui s’en charge. Voilà un autre individu qui me répugne. Biotti a la charge de «Superviseur des Offres»; à un tel échelon de la hiérarchie, il gagne un peu plus que nous, et cela le fait se prendre pour un homme indispensable à la marche de l’entreprise. À mon avis, il s’habille comme un mafioso fortuné, sans être ni l’un ni l’autre. Mais les deux femmes primitives le considèrent bel homme et élégant, «un vrai monsieur». Et, en effet, il fait étalage — avec ses costumes et ses cravates insolentes — de ses prétentions de séducteur et «d’aristocrate». Il fait savoir qu’il méprise le football et il laisse entrevoir sa désagréable passion pour le tennis, pour que les gens soient jaloux de l’agréable vie sociale qu’il mène dans les clubs. Plus d’une fois il a déclaré que le vote de certaines personnes — lui, par exemple — devrait compter pour trois. Biotti est vaniteux, pédant et imbu de lui-même; il est aussi extrêmement inculte. Il adore pontifier sur la politique nationale et internationale, et ainsi il s’acquiert l’approbation des masses vulgaires. Je sais très peu de choses sur la question mais, comparé à lui, je suis une espèce d’encyclopédie spécialisée: les jugements de Biotti ne constituent qu’un chapelet d’erreurs et de sottises énormes, il confond présidents, partis et époques, par exemple; moi, je n’interromps jamais ses péroraisons, mais de temps à autre j’ébauche une grimace réprobatrice et moqueuse, et je sais que cela le rend nerveux. Biotti a obtenu que la compagnie lui accorde divers symboles du pouvoir: un bureau recouvert d’une vitre, un tampon à son nom, la seule machine à écrire électrique...

Biotti dit monsieur à tout le monde, en donnant à ce mot un ton autoritaire et agressif. Les fournisseurs — ou aspirants fournisseurs — se montrent soumis, et Biotti a l’habitude de les maltraiter avec une rigueur toute particulière, ces malheureux à qui le désir de vendre fait perdre jusqu’à leur dernier soupçon de dignité. Un des plus grands plaisirs de Biotti est de refuser de s’occuper de ces personnes et de les obliger à revenir encore et encore, sous divers prétextes tyranniques. En vérité, j’ai toujours considéré Biotti, avec ses airs de député influent ou de commissaire priseur public, comme une espèce d’insecte nuisible. Insecte, à cause de la petitesse de sa personnalité: nuisible, à cause des résultats de son action.

En face de moi, mais éloigné de quelques mètres, se trouve le bureau de madame Aguirre. Madame Aguirre doit avoir cinquante-cinq ans, elle est joufflue, a la peau brillante et grasse, elle mange des millions de petits biscuits secs et elle s’assied avec ses jambes en pot de fleur horriblement ouvertes, de telle sorte que, au-dessus de ses genoux, je ne peux pas faire autrement que de voir ses bas enroulés sur des jarretières. J’ai en permanence ce spectacle monstrueux sous les yeux, et je voudrais placer entre ses jambes et moi une grande planche de bois noir.

Un peu plus loin se trouve — minuscule, maigre, binoclarde, les cheveux hérissés entre violacés et rougeâtres — l’autre femme que, bien que portant toutes les années du monde, on appelle Poupette. Je ne saurais dire pourquoi, mais Poupette me rappelle toujours un cafard qui aurait survécu à une forte décharge électrique.

Et voilà, Graciela, comment s’écoulent mes journées rue Piedras.

Comme je l’ai déjà dit, ce mardi 7 juillet j’arrivai avec presque une heure de retard. Monsieur Leandro, échaudé par mes précédentes réactions, se garda bien de me le faire remarquer. Bien que je le déteste parce que c’est un être simulateur et méfiant, en des circonstances comme celles-ci j’éprouve de la pitié devant son échec, ses mains inutiles, ses os fatigués, les craintes qui le harcèlent.

Au lieu de me mettre à mon travail de retardement des factures, je déployai les annuaires téléphoniques et je me mis à rechercher les adresses personnelles des dix-neuf avocats de la rue Talcahuano. Je n’eus pas besoin d’aller jusqu’à la fin: je trouvai bientôt que GASTALDI JORGE vivait à Soldado de la Independencia numéro 848 et que GASTALDI JORGE, AVOC. figurait au 339 rue Talcahuano. Je recopiai ces informations et les numéros de téléphone dans mon agenda.

En seulement quelques heures j’avais découvert un certain nombre de choses sur cet homme que, jusqu’à la veille au soir, je n’avais jamais vu. Je savais:

a) Prénom et nom.
b) Domicile personnel.
c) Numéro de téléphone personnel.
d) Profession.
e) Domicile professionnel.
f) Numéro de téléphone professionnel.

C’était assez et c’était peu. Peut-être aurais-je pu approfondir mes recherches. Ou peut-être imaginer quelque chose d’astucieux... Je verrais bien: pour l’instant je m’estimais relativement satisfait.

Lorsque je sortis de mon travail, je passai, comme d’habitude, par les rues Piedras et Esmeralda jusqu’à la station Catedral du métro. À Tribunales je fis attention, mais cette fois-ci Jorge Gastaldi ne fit pas le voyage en même temps que moi.

Arrivé à Palermo, je remontai à la surface et j’allai vers chez moi. L’appartement où je vis maintenant est encore pire que celui que tu as connu il y a des années: nous pourrions dire que l’ancien, bien que précaire, était embelli par une certaine bohème sympathique; l’actuel, par contre, ne se définit que par son aspect sordide. C’est un minuscule appartement loué; il se situe dans la rue Humboldt, entre les rues Guatemala et Paraguay. Il se trouve dans les entrailles obscures d’un édifice de deux étages seulement, vieux, détérioré, avec des odeurs de fritures et des bruits de télévisions, sans ascenseur et avec un escalier indigent et épuisant. Au-dessus de mon plafond s’abattent les rigueurs de la terrasse: en hiver je suis transpercé par les aiguilles du froid, et, en été, je suis blessé par les forges de la chaleur. Je ne dispose pas d’une cuisine mais je subis les effets de cette invention diabolique appelée kitchenette. Je n’ai qu’une seule pièce, sans cloison ni paravent; je fais la cuisine où je dors et je dors où je fais la cuisine, de telle sorte que cuisine et chambre sont une seule et même chose, et il y règne une odeur rance de couvertures sales et de soupes froides.

Mais que m’importe. Personne ne me rend jamais visite: je n’ai pas de fiancée, ni d’amis, ni de proches parents. Je suis seul au monde: heureusement. Alors je laisse mes chaussures n’importe où sur le sol, ma veste et mon pantalon en désordre sur les chaises. Je lave la vaisselle quand je m’en souviens.

L’aspect général de mon appartement reflète l’abandon et de la saleté. Et là, dans la rue Humboldt, je me consacre à être malheureux, je me livre à une espèce d’annulation de moi-même. Je laisse passer les heures sans savoir quoi faire. Je n’ai jamais voulu acheter une télévision. Parfois j’allume ma radio, sur n’importe quelle station, n’importe quel programme, ou, plus exactement, je n’écoute rien, la radio est tout simplement allumée, je n’y fais pas attention, je pense à autre chose, ou je ne pense à rien. Voilà ma vie jour après jour.

Éternellement, sur mon unique table il y a une machine à écrire. C’est une Remington Rapid-Riter, modèle 1960, et je me souviens que l’éminent professeur Carlos Conforte — savant en langues mortes et vivantes, naissantes et moribondes, et docteur ès-la science universelle — jugea bon, en son temps, d’élever une objection sur la graphie Riter, soutenant que, ainsi écrit, ce mot n’appartenait à aucune langue. Tu connais bien cette machine: elle est grande, grise, quadrangulaire, lourde et métallique, et d’excellente qualité. Il y a presque trente ans qu’elle est avec moi: je l’achetai délicieusement flambant neuve dans la boutique-même de Remington, aujourd’hui disparue.

Cette machine constitue le souvenir permanent de mon opiniâtreté et de mes défaites; avec elle j’ai mis au propre mes cinq pièces de théâtre déçues. Et après mon enthousiasme inutile j’ai totalement cessé de l’utiliser: plus jamais je n’ai eu d’idées ni d’envies d’écrire.

Une couche de poussière couvrait la housse grise qui, à son tour, protégeait la machine. J’ôtai la housse et je la laissai tomber sur le sol. Pendant des années j’ai dérobé au bureau, quotidiennement, de petites quantités de feuilles sans entête au format bureau et de type lettre; comme je n’écris jamais rien, il s’est produit une accumulation de — j’estime — plus de vingt mille feuilles, parmi lesquelles se trouve environ un millier de feuilles couleur bleu ciel et très fines — connues sous le nom de manifold — qui, en d’autres temps, étaient utilisées dans l’entreprise pour les duplicata de lettres envoyées. Du papier pour écrire, je n’en manquais pas. Je pris deux feuilles format lettre des normales et, entre celles-ci, je plaçai un papier carbone. Comme si, une fois de plus, je me préparais à écrire De Achats / à / Usine, j’introduisis les trois papiers dans le chariot de la machine.

... Et je me mis à penser. À mesure que je réfléchissais, j’écrivais, sur un autre papier, à demi de profil, à la main sur un brouillon. Je raturai et je rectifiai à plusieurs reprises; certains des derniers paragraphes m’obligèrent à introduire des changements dans les précédents, et ceux-ci, à leur tour, eurent ensuite une influence sur ceux qui les précédaient et sur ceux qui les suivaient. J’aimais ce travail, j’y trouvais une sensation créatrice, un indice d’exprimer d’intimes aptitudes.

Quand je l’estimai définitif, je tapai le texte à la machine avec un soin extrême, couvrant les rares fautes de liquide correcteur. Il resta bien centré et bien distribué sur la feuille. Cet ensemble de mots me plaisait, même du point de vue du graphisme, et voici ce qu’il disait ainsi:

Buenos Aires, le 7 juillet 1987
M. Marino Santos Leandro
Chef des Achats et Appels d’offres
RuralTecmatic S.A.R.L.
678, Piedras, 2ème étage
1070 Buenos Aires

Très cher monsieur


En tant que consultant privé, j’ai le plaisir de m’adresser à Monsieur le Chef du Bureau des Achats et Appels d’offres pour une plainte concernant de graves irrégularités que Monsieur le Chef aurait pu commettre dans l’exercice de ses fonctions spécifiques.

Comme il n’échappera pas au jugement élevé de Monsieur le Chef, notre Étude a réceptionné la susdite plainte selon le critère organisateur de travail systématique, sans que cela, il va sans dire, implique l’ouverture d’un jugement sur la véracité ou les fondements de celle-ci, et encore moins préjuge négativement de l’honnêteté Monsieur le Chef dans la réalisation de ses tâches à l’intérieur de l’entreprise.

En vous priant, comme il est logique, de conserver la réserve la plus stricte, qui est de rigueur dans ces cas, je souhaite m’entretenir à ce sujet avec Monsieur le Chef dans les bureaux de notre Cabinet, sis rue Talcahuano, numéro 339, 8ème étage, bureau 807, jeudi prochain, 16 du mois courant, à 16 heures.

N’ayant rien à ajouter, et dans la certitude que nous pourrons parvenir rapidement à un accord sur une solution honorable, qui pourra comporter la démission de votre poste, en ce qui concerne la réputation de Monsieur le Chef du Bureau des Achats et Appels d’offres, je vous prie d’agréer, Monsieur le Chef, l’expression de ma considération la plus distinguée.

Maître Jorge Gastaldi
Avocat

Je me sentis satisfait d’avoir forgé ce style entre bureaucratique, sinueux et effrayant. Bien sûr, ma note souffrait d’un défaut — qui peut-être n’en était pas un —: l’absence d’entête. Mais peut-être cette occultation mettrait-elle en évidence le caractère confidentiel du message. Et donc je fis une signature longue et voyante, et je fermai l’enveloppe.

Je ne sais pas quelles étaient mes intentions lorsque j’écrivis cette lettre. Mais, quoiqu’il en soit, il était déjà dix heures du soir: j’étais parvenu à occuper ces heures habituellement vides et ennuyeuses avec un travail extrêmement agréable: créer un lien quelconque entre deux personnes qui ne se connaissaient pas: un triomphateur comme Gastaldi et un raté comme Leandro.

Le lendemain matin — mercredi 8 — j’envoyai ma lettre à la première heure depuis Tribunales, afin que le cachet du bureau — proche de l’étude de Gastaldi — lui donne une plus grande crédibilité.

Le jeudi — 9 juillet, Jour de l’Indépendance — fut un jour férié.

Le vendredi passa, le samedi et le dimanche passèrent — deux jours où je ne sais pas quoi faire, et qui en général me désespèrent à force d’ennui et de mélancolie —.

Le mardi 14, en vérifiant la corbeille de la correspondance, je vis l’écriture de ma machine écrire sur l’enveloppe que «Gastaldi» adressait à monsieur Leandro. Je me tins sur le qui-vive.

Monsieur Leandro reçoit des enveloppes tous les jours; mais on ne peut pas dire que ce soient des lettres. Dans ces enveloppes arrivent des factures, des reçus, des notes de crédit, des notes de débit, des dépliants industriels, etcetera, etcetera, autrement dit, du matériel commercial imprimé. Donc, avec son visage inéluctablement indifférent, monsieur Leandro découpa à l’aide de ciseaux le bord de ces enveloppes en jetant à leur contenu un regard distrait.

Quand il eut ma lettre sous les yeux, il fronça les sourcils, ôta ses lunettes, se frotta les yeux, remit ses lunettes, se gratta le nez, se passa la main dans les cheveux... Il lut et relut la lettre, et bien d’autres fois encore. Son agitation nerveuse me faisait un plaisir immense et je dus faire un grand effort pour ne pas éclater de rire.

Le visage de monsieur Leandro, fatigué et endolori, montrait de la préoccupation ou de la contrariété. Je ne savais pas s’il croyait à l’authenticité du texte; mais le seul fait de recevoir une lettre de ce genre provoque déjà du déplaisir et un peu de dégoût.

La routine du bureau se poursuivit comme d’habitude. Mais de temps en temps, à des intervalles de plus en plus grands, monsieur Leandro relisait son inquiétante lettre. À un moment donné je le vis consulter le premier tome de l’annuaire téléphonique, mais il ne passa pas d’appel ni ne nota rien. Je m’imaginai qu’il avait voulu vérifier l’existence d’un certain GASTALDI, JORGE, AVOC. dans la rue Talcahuano, numéro 339. S’il en était ainsi, il devait être rassuré.

Le jeudi 16, monsieur Leandro vint au travail, les cheveux fraîchement coupés, avec une cravate neuve et un costume de meilleure qualité que d’habitude: il devait penser que, ainsi, il causerait une impression favorable sur l’avocat qui le convoquait pour l’interroger et peut-être le réprimander voire l’envoyer en prison. Je le voyais nerveux, je percevais un certain tremblement dans sa voix: pendant quelques instants la pathétique stupidité de monsieur Leandro me fit un petit peu de peine.

À partir de deux heures de l’après-midi il fut la proie d’un tic: de regarder sa montre toutes les cinq minutes. À trois heures et demie, il abandonna le bureau.

Il me semblait facile de m’imaginer ce qui allait se passer dans l’étude de la rue Talcahuano, numéro 339. La confusion allait être rapidement dissipée. Maître Jorge Gastaldi allait démontrer en un instant que monsieur Marino Santos Leandro avait seulement été la victime d’une plaisanterie stupide, totalement incompréhensible tant dans ses causes que dans ses effets... Et il pourrait même en arriver à se fâcher un peu avec monsieur Leandro, parce qu’il avait osé s’imaginer que, d’une certaine manière, lui — maître Gastaldi — pouvait être impliqué dans cette sottise sans queue ni tête...

Alors, en proie à une agréable sensation de soulagement, qui l’a fait renaître d’entre les cendres de sa frayeur, monsieur Leandro a dû se diriger vers la gare du Once et monter dans le train qui le ramènera à sa bicoque quelconque du quartier de Ramos Mejia.

Et moi... Qu’allais-je faire, moi?

Le vendredi 17 monsieur Leandro revint au bureau avec son air de toujours et avec son costume et sa cravate de toujours. En apparence, tout était terminé. Pour lui, pour moi, pour tous —, les huit heures de travail passèrent.

Une fois chez moi, je fus apeuré par le vide si proche du samedi et du dimanche. J’observai, contre le mur, ma montagne des vingt mille feuilles blanches: si, en tant d’années, j’avais eu des idées pour couvrir ces pages de mots, j’aurais pu avoir écrit cent livres! T’imagines-tu, Graciela? Moi, auteur de cent livres. Mais, pourquoi penser à cent livres, moi, qui n’ai jamais été capable de faire jouer une seule pièce de théâtre?

Je pris une de mes vingt mille feuilles et un stylo-bille à encre verte. Je pensai et j’imaginai, et je me consacrai à la rédaction d’un brouillon. À nouveau, comme cela m’était arrivé le mardi 7, j’éprouvai le plaisir de la création, qui était resté en moi, endormi ou oublié.

Quand j’en fus satisfait, je tapai le texte à la machine, conservant un duplicata et commettant délibérément des maladresses de langue et de frappe:

Ramos Megia, Prov. de Bs.As0, Juillet 17 de 1987
Maître Jorge Gastaldi
Talcahuano 339 – Bur. 807 – Étage 8ème
Cap. Fed. Code Postal 1013

Cher monsieur,


Que ces brèves lignes servent à vous exprimer l’immense mépris que je ressens envers la personne immorale que vous êtes à cause de la désagréable plaisanterie de mauvais goût que vous m’avez faite en cette ocasion dans des buts bas et inavouables, indignes d’un Professionnel de Formation Universitaire qui se croit ou se vante de posséder un minimum de probité intellectuelle pour exercer une profession que vous avez déshonorée par votre immoralité inqualifiable, sans écarter l’opportunité d’entamer les actions légales adéquates, le soussigné vous salue, profondément insulté et offensé.

Marino Santos Leandro
S/D:
Caupolicán 734
Ramos Megia – Prov. Bs.As. – Code Postal 1704

Le style emberlificoté, prétentieux et inefficace — pensai-je — correspondait aux essoufflements mentaux et culturels qui assaillaient monsieur Leandro, cet homme à autorité qui constamment «déversait des concepts».

Le samedi 18 mon anxiété me jeta hors de mon lit aux aurores. Je me dirigeai vers l’avenue Juan B. Justo et je pris le bus 166. Ce fut un voyage long et agréable. Nous traversâmes Palermo, Villa Crespo, Villa General Mitre, Santa Rita, Floresta, Vélez Sarsfield, Villa Luro, Liniers; nous entrâmes dans la province, nous traversâmes Ciudadela, je descendis à Ramos Mejia, et à huit heures dix j’étais dans la poste de l’avenue Rivadavia, et à huit heures quinze «monsieur Leandro», habitant dans une bicoque quelconque de la rue Caupolican, à Ramos Mejia, avait déjà envoyé sa lettre de récriminations à maître Jorge Gastaldi.

Je repris le bus 166. Je pensais rentrer chez moi mais, pendant le trajet, une espèce de jouissance créatrice qui dansait dans ma tête m’inspira une idée bien meilleure. Je refis, oui, le long voyage de retour depuis Ramos Mejia à Palermo, et je descendis à Pacifico. Mais, au lieu de m’introduire dans ma caverne de la rue Humboldt, je me dirigeai vers Santa Fe, par Luis Maria Campos, Jorge Newbery — quinze, vingt rues plus loin? — jusqu’à me mettre en embuscade en face de l’édifice de Soldado de la Independencia, numéro 848.

Je ne me rappelle pas si je regardai ma montre: j’ai dans l’idée qu’il devait être près de dix heures du matin.

J’eus de la chance. Je n’avais pas attendu bien longtemps lorsque le portail du garage de l’édifice s’ouvrit et qu’une Peugeot 505, de couleur bleue, se gara en travers du trottoir, gênant le passage des promeneurs. Je fis un effort pour m’indigner de ce manque de considération envers autrui.

Il s’avéra que le sans-gêne n’était ni plus ni moins que maître Jorge Gastaldi lui-même. Portant un survêtement bleu, il descendit de son auto et appuya à plusieurs reprises sur un bouton du portier automatique: c’était — compris-je — le signal pour accélérer l’arrivée du reste de la famille.

Presque immédiatement apparurent, dans le tumulte et la joie, une femme d’environ trente-cinq ans — grande, blonde décolorée, élégante —, une adolescente de plus ou moins seize ans et un garçon d’à peu près quatorze. Tous trois revêtaient des survêtements, portaient des sacs, des raquettes, de la joie. Une famille saine, grande, riche, sportive, heureuse: une famille qui va passer son samedi dans un quelconque endroit avec soleil et jeux; une famille qui monte dans la Peugeot 505, stationnée sans le moindre égard sur le trottoir; une famille qui part vers un samedi agréable — en quelque sorte semblable à celle que, en ce même moment, ou en un autre, vous êtes en train d’être toi, Sicardi et vos enfants —: me laissant seul, seul et déçu, en face de l’édifice de Soldado de la Independencia, numéro 848.

J’appuyai sur la sonnette du sixième A: il n’y eut aucune de réponse. J’appuyai sur celle du sixième B, j’entendis «Qui est-ce?», je dis «Maître Gastaldi?», on me répondit «Non, Gastaldi, c’est au A».

C’était tout ce que je voulais savoir.

Je dus attendre un peu plus, jusqu’à ce que, profitant de l’entrée d’un des gamins, je me glissai à l’intérieur de l’édifice. L’ascenseur me laissa au sixième étage, sur un palier petit et couvert d’un tapis sur lequel ne donnaient que deux portes en vis-à-vis: celle du A et celle du B.

Je n’avais rien contre le B. Je me dirigeai vers le A; la porte était en bois ciré. J’avais sur moi mon stylo-bille vert, à grosse pointe; mais il me sembla plus rationnel d’utiliser le petit canif avec lequel j’ai l’habitude, dans les autobus, de me nettoyer les ongles pour m’occuper. Arrachant le vernis et pénétrant dans le bois voluptueusement grinçant, avec des traits énormes et grossiers j’écrivis à plusieurs reprises: LEANDRO NE PARDONNE PAS, GASTALDI VOLEUR, GASTALDI EXPLOITEUR, LEANDRO VAINCRA, GASTALDI PAPERASSIER, VIVE LEANDRO, A MORT GASTALDI, et autres choses du même style.

Possédé par une espèce de frénésie pictorico-littéraire, j’aurais continué à ajouter des inscriptions de cet acabit, ou à répéter les mêmes, mais un tout petit bruit provenant de l’appartement B m’inspira une peur subite, et je laissai alors mon travail inachevé et je pris la fuite par les escaliers.

Une fois dans la rue je repris mon calme, mais mon cœur battait encore avec force, et mes jambes tremblaient, je ne sais si de peur ou d’émotion. C’était un jour glacé et merveilleux, avec beaucoup de lumière et beaucoup de couleurs. Je me sentais heureux d’avoir put mettre mon temps à profit d’une manière aussi utile. Je marchai d’un pas joyeux dans Luis Maria Campos, dans Santa Fe, dans Humboldt. Je sifflais.

Très près de chez moi il y a un kiosque avec une petite pancarte qui m’a toujours exaspéré. Sur un carton déjà fané, fixé avec des punaises au cadre en bois, des lettres maladroites, noires, carrées, violentes, hurlent: JE NE VENDS PAS DE JETONS DE TELEPHONE. N’INSISTEZ PAS. Ce qui revient à dire: «Qu’il ne vous vienne pas à l’esprit — pauvre malheureux qui a besoin de parler par téléphone — d’avoir l’audace de me déranger avec cette demande, moi — qui suis une personne importante et extrêmement occupée —». Peut-être suis en train d’exagérer, et l’homme désire peut-être seulement éviter un dialogue superflu, une perte de temps. Mais non, j’avais raison: tout aurait été parfait si cette pancarte s’était terminée sur le mot TELEPHONE; l’agression et la haine palpitaient dans le N’INSISTEZ PAS.

Au vu des résultats que j’obtenais, je me sentais optimiste et même puissant.

Le kiosque ouvrait sa fenêtre sur la rue et possédait aussi une entrée latérale, et c’est par celle-ci que je m’introduisis: le comptoir était perpendiculaire au trottoir. Je perçus une odeur de saleté et, mêlée à elle, exactement la même odeur que celle que j’avais l’habitude de sentir, il y a quarante ans, dans un autre kiosque où j’achetais les images Starosta et Bicicleta.

J’appuyai mes deux mains sur le comptoir, je respirai profondément et j’attendis; le propriétaire du kiosque se trouvait sur le devant, vendant des cigarettes. Son commerce était une cabane minuscule, bourrée à éclater d’une quantité de choses hétérogènes: des friandises, des briquets, des cahiers, des crayons, des détergents, des cirages, des lacets, des piles pour radios et lampes de poche, des seaux, des savons, etcetera, etcetera.

Mais moi je ne voulais acheter rien de cela; moi je voulais seulement acheter des jetons de téléphone.

L’homme se planta devant moi, il me demanda:

—Monsieur?

Je n’aime pas les commerçants, un peu théâtraux, qui disent «Monsieur?». Je répondis avec courtoisie et sérieux:

—Il me faudrait dix jetons de téléphone, ce pourrait aussi bien être aussi douze ou quatorze.

L’homme avait une grosse tête de pachyderme et des cheveux clairsemés et hérissés. Il portait une paire de lunettes extrêmement antipathiques, à monture d’écaille, très renforcée, et de gros verres de myope: là-bas tout au loin se trouvaient ses yeux, perdus au fond d’un tourbillon aqueux. Et ces lunettes constituaient la partie la plus expressive de son visage massif et grossier, avec ses trous de nez presque verticaux. «Une grosse tête de cochon sauvage», me dis-je, pour accroître mon courage. Je vis que ma demande de jetons de téléphone avait allumé une étincelle d’ennui dans ces verres infinis et avait transmis un froncement de dégoût à son museau de cochon:

—Non, monsieur, nous ne vendons pas de jetons de téléphone. Vous n’avez pas vu la petite pancarte, dehors?

Il parla au pluriel («nous vendons»), comme si cet antre avait été un centre commercial gigantesque, avec des milliers d’employés et de succursales à travers tout le pays. Cette stupide exagération m’insuffla un nouveau courage:

—Et cependant —précisai-je, avec sévérité et prononçant soigneusement chaque syllabe—, il est de votre obligation de vendre des jetons de téléphone.

Le cochon sauvage sembla se redresser et grandir, accroître sa taille et son poids, et il adopta une attitude ridiculement digne et offensée:

—Non, monsieur —ses babines s’agitèrent avec rapidité—, vous êtes dans l’erreur la plus totale: nous n’avons aucune obligation de vendre des jetons de téléphone.

—Oui, monsieur —insistai-je—. Vous êtes dans l’obligation de me vendre des jetons de téléphone. Et ne discutez pas, j’ai très peu de patience.

Visiblement, l’individu avait mauvais caractère. Contenant sa rage, il souffla un grand coup comme — précisément — un cochon sauvage et, très rouge, il ordonna:

—Monsieur, s’il vous plaît, retirez-vous immédiatement d’ici.

Je fus sur le point de lui dire «Je ne me retirerai pas tant que vous ne m’aurez pas vendu mes jetons de téléphone». Mais il m’apparut que le sanglier pourrait me frapper sur la tête avec un quelconque objet caché sous le comptoir.

J’abandonnai alors son antre, sans cesser de répéter en une espèce de refrain:

—Vous êtes dans l’obligation de me vendre des jetons de téléphone, vous êtes dans l’obligation de me vendre des jetons de téléphone, vous êtes dans l’obligation de me vendre des jetons de téléphone...

Il me suivit à l’intérieur, en me regardant furieusement, jusqu’à ce qu’il apparaisse à la fenêtre extérieure. Enfin sur le trottoir, j’aurais aimé étendre ma main et arracher l’insolente petite pancarte. Mais je n’osai pas. En guise de consolation, je me retournai vers le cochon sauvage et je le menaçai:

—Malheur à vous si demain vous n’avez pas des jetons de téléphone à me vendre.

J’ignore quelle fut sa réaction, car j’avais un peu peur et je me dépêchai de me retirer. Je fis un bilan des événements. Mon succès aurait été total si je m’étais risqué à arracher et détruire l’ignominieuse petite pancarte; malgré tout, le bilan de l’épisode était très fructueux et très positif.

Ce succès m’inspira l’heureuse idée d’une opération additionnelle. Mon excitation accéléra mon retour chez moi. Je montai les escaliers en chantant. Une fois dans ma grotte, j’essayai de retrouver mon calme, de contrôler ma joie, et je laissai passer cinq, dix minutes...

Puis je plaçai sur mon nez une pince à linge et je composai le numéro de téléphone de monsieur Leandro.

Une femme à la voix fatiguée et à la prononciation inculte me répondit. Alors, avec une diction soigneuse et pédante — celle que j’attribuai à Gastaldi, dont je n’avais jamais entendu la voix —, je demandai:

—Est-ce que monsieur Leandro est à son domicile, s’il vous plaît?

—Non, monsieur, il est parti à Palermo.

—À Palermo? Comment cela, à Palermo? —un instant je pensai que monsieur Leandro venait chez moi.

—Oui, à l’hippodrome —précisa imprudemment la femme.

«À l’hippodrome», pensai-je. «Voilà donc le prophète de la bibliothèque progressiste et de la pluie bénéfique pour les récoltes».

—Qui est à l’appareil? —ajouta-t-elle d’un ton amer.

—Vous êtes son épouse?

—Oui, qui est à l’appareil?

—Bien, madame, faites très attention à ce que je vais vous dire.

J’introduisis une pause théâtrale: je pouvais m’imaginer le visage attentif et nerveux de la femme:

—Dites à votre mari que maître Jorge Gastaldi, c’est moi, a appelé, et que je vais lui tirer un coup de revolver dans la tête pour avoir abîmé la porte de mon appartement avec des inscriptions insultantes. Compris?

—Co-comment? —balbutia la malheureuse.

—Je n’ai rien à ajouter, madame, je vous remercie infiniment. Et souvenez-vous bien: Gas-tal-di.

Et je raccrochai.

Je considère que ce samedi fut un des plus beaux jours de ma vie.

Et cependant, le dimanche 19 il ne me vint aucune idée brillante et, peu à peu, je m’enfonçai dans un puits de dépression. L’après-midi je restai pendant plusieurs heures assis sur une chaise, mort de froid et sans allumer la lumière ni le poêle. De quelque part venait le bruit d’une des choses les plus tristes au monde: la retransmission radio d’une rencontre de football une fin d’après-midi de dimanche.

Et, tout en me gelant sur ma chaise, je me souvins d’un autre dimanche passé, où on entendait aussi les échos d’une rencontre de football, mais cela n’avait plus d’importance, car ce dimanche-là avait été un dimanche heureux, où toi et moi avions pris le thé dans une pâtisserie à l’angle de Cabildo et de Virrey del Pino, et où nous avions parlé et fumé et ri et été d’accord sur tant de choses... Tu te rappelles, Graciela? (Comment vas-tu t’en souvenir: c’est moi qui accumule des souvenirs inutiles; toi tu ne t’en souviens pas parce que, tout simplement, lorsque eut lieu cet éclair de bonheur, elle ne te parut pas digne de prendre la peine de t’en rappeler.)

Et c’est ainsi que se passa ce dimanche. Et arrivèrent le lundi 20 et le mardi 21, qui furent des jours sans aucun événement notable. J’eus beau faire des efforts, je ne parvins pas à déterminer s’il y avait chez monsieur Leandro des signes de préoccupation ou de nervosité; peut-être étais-je en train de perdre mes dons d’observateur.

Je pensai aussi que, en réalité, monsieur Leandro était un être protozoaire, une entité presque imperceptible, totalement indigne, au vu de sa petitesse, de mon dégoût et de mes manœuvres, et il ne semblait pas donc raisonnable de gaspiller mon temps, mon énergie et mon talent créateur à mortifier cette paramécie insignifiante.

De telle sorte que je pouvais tout aussi bien transférer mes efforts, et avec plus de raison et de justice, vers la personne du détestable et pétulant Biotti. Biotti était plus jeune, plus éveillé, plus agressif: oui, j’allais laisser en paix monsieur Leandro et j’allais dresser un plan contre Biotti.

Le mercredi 22 il se produisit quelque chose.

Vers dix heures du matin, maître Jorge Gastaldi fit son apparition dans notre bureau. Bien que mon bureau ne soit pas le plus proche de la porte, dès que je le vis je m’empressai de m’occuper de lui, devançant madame Aguirre. Maintenant je pus l’observer en prenant tout mon temps: je découvris la couleur marron de ses yeux, sa future calvitie, sa voix artificieusement modulée, et cette voix et cette façon de prononcer m’apparurent comme plus ou moins je les avais imaginées et reproduites dans mes menaces à madame Leandro.

Il me demanda s’il pouvait voir monsieur Marino Leandro; je dus lui demander de la part de qui.

— De la part de maître Gastaldi —répondit-il.

«En voilà un pédant, ou un complexé, qui s’autoproclame maître», me dis-je, et, pour l’en punir, je fis semblant de confirmer:

—De la part de monsieur Bastalti, avez-vous dit?

—Non, monsieur —répondit-il, avec un hérissement d’ennui—. Pas Bastalti; Gastaldi, avec un g et un d, monsieur.

Je l’imaginai fâché contre moi et en train de penser des choses comme «Et voilà comment va le pays avec des tarés comme celui-ci», etcetera. Alors, par le téléphone interne, j’avertis, d’une voix bien haute:

—Monsieur Leandro, un certain monsieur Dastalgui, ou quelque chose comme ça, vous recherche.

—Et j’adressai à Gastaldi un petit sourire d’attardé mental. Il demeura très sérieux.

Monsieur Leandro apparut à l’instant, une serviette à la main et comme marchant presque en l’air. Pusillanime et déconcerté il s’approcha de maître Gastaldi; celui-ci lui tendit la main et, aimablement autoritaire, lui dit:

—Monsieur Leandro, je vous invite à prendre un café au bar d’en bas. Je veux parler avec vous de cette petite affaire.

Voûté et timide, comme si on l’avait conduit à l’échafaud, monsieur Leandro descendit avec maître Gastaldi .

Je pensai que toute cette comédie était arrivée à son terme.

Gastaldi et Leandro allaient bavarder, ils allaient exhiber leurs enveloppes et leurs lettres, ils allaient constater que toutes les pièces avaient été tapées sur une même machine, et ils allaient en arriver à la conclusion qu’une tierce personne — un fou sans doute — avait imaginé ces actions insensées: un fou rédigea les deux lettres, un fou vandalisa la porte de Gastaldi en se faisant passer pour Leandro, un fou menaça la femme de Leandro en se faisant passer pour Gastaldi. Oui, c’était ce qu’ils allaient découvrir, et ils n’allaient pas se tromper. Mais — allaient-ils le dire — qui? pour quelles raisons? dans quel but? Et ils n’allaient pas trouver de réponse à ces énigmes. Ensuite ils allaient peut-être essayer d’imaginer une connaissance commune, une personne qui aurait quelque chose à voir avec Leandro et quelque chose à voir avec Gastaldi: et ils n’allaient jamais trouver cette personne, même s’ils devaient perdre en conjectures des heures entières.

Jamais ils ne pourront trouver cette personne. Jamais.

À moins que moi — l’unique être au monde qui pouvait le faire — je ne veuille les aider dans leur recherche...

J’étais en train de penser à ces choses tandis que Gastaldi et Leandro s’attardaient au café et que Botti parlait sur un ton de vantardise au téléphone.

Parvenu à ce point, j’aurais pu considérer comme terminée toute cette mystification. Le résultat final ne revêtait aucune importance: tout revenait au même. Par contre, ce qui était important, c’était l’élaboration de la trame, qui, en soi, constituait un objectif d’une grande valeur. Et cet objectif — indéniablement — avait été couronné d’un succès éblouissant.

Mais il y avait autre chose qui à mes yeux était primordiale. Moi, et moi seul, étais le maître de l’histoire et le créateur des événements. Donc j’avais le droit, et même le devoir, d’ajouter un épisode final en guise de signature: que Leandro et, surtout, Gastaldi sachent que je suis le petit Dieu qui les a choisis comme personnages de son œuvre et qui, comme des pièces de jeu d’échec, les a contraints à réaliser une série de mouvements et d’actions qu’ils n’avaient pas souhaités.

Oui, j’allai signer mon œuvre.

Au bout d’un moment, Leandro revint, pensant allez donc savoir quoi. Entre midi et demi et une heure et demie, nous partîmes tous déjeuner, et le bureau resta vide. En descendant, je cherchai comment partager l’ascenseur avec monsieur Leandro, afin que ma sortie soit indiscutable.

Je fis le tour de cet horrible pâté de maisons et je remontai. Près de la porte du bureau, affalé dans un fauteuil et mangeant je ne sais quelle chose, se trouvait la femme à demi-idiote qui balaie le bureau et nettoie les toilettes: il n’y avait pas lieu d’en tenir compte car je ne crois pas qu’elle capte le monde extérieur.

Dans le bureau il n’y avait absolument personne. Je m’assis devant la machine à écrire électrique de Biotti, l’unique et solennelle machine électrique de la section, dont l’écriture est si caractéristique et si reconnaissable. Je fus sur le point d’utiliser de petites feuilles carrées, en couleur, que Biotti utilise pour réaliser («exécuter», dit-il) de brèves notes — ces petites feuilles constituent un autre des symboles de son pouvoir —; mais, en y pensant mieux, je me dis qu’une telle évidence pourrait produire un effet contraire. C’est ainsi que je pris quelques feuilles blanches, non identifiables, et que, sans trop réfléchir, j’écrivis:

Buenos Aires, le 22 juillet 1987

Cher M. Leandro,


Je serai bref et concis. Je vous dirai tout ce que vous désirez savoir.

Je vous dirai qui est la personne qui, imitant la signature de Maître Jorge Gastaldi, vous a donné rendez-vous rue Talcahuano, numéro 339, le jeudi 16 du mois courant à 16 heures.

Je vous dirai qui est la personne qui, imitant votre respectable signature, a envoyé à Maître Gastaldi, en date du 17-7-87, une lettre qui commençait ainsi: «Que ces breves lignes servent à vous exprimer l’immense mépris...»

Je vous dirai qui est la personne qui a vandalisé la porte de l’appartement personnel de Maître Gastaldi, le 18-7-87, avec des inscriptions insultantes comme LEANDRO NE PARDONNE PAS, GASTALDI PAPERASSIER, GASTALDI VOLEUR, etcetera, etcetera.

Je vous dirai qui est la personne qui, faisant semblant d’être le susnommé Maître Gastaldi, a menacé par téléphone votre distinguée épouse en ce dit samedi 18-7-87, étant approximativement 14 heures, en des circonstances où vous étiez en train de dilapider votre maigre salaire aux courses de l’hippodrome de Palermo.

Ici, tenté par une espèce de démon intérieur, je fus sur le point d’écrire: «Je vous dirai qui est cette personne, mais dans une lettre que je vous enverrai le 22 août prochain». Cependant — réfléchis-je —, mon objectif n’était pas d’ajouter de nouveaux actes à cette comédie, mais de la terminer et d’y apposer ma signature. Et c’est ainsi que je poursuivis, fidèle à mon plan primitif.

Cette personne à la conduite réprouvable est, qui l’eût dit!, un ancien employé de la section Achats et Appels d’offres (que vous dirigez avec tant de dignité), de l’entreprise RuralTecmatic S.A.R.L.

Et je le citerai avec son prénom et son nom: cette personne est monsieur Guillermo Garcia Ludofice (avec qui vous avez eu quelques différents, imputables dans tous les cas à la mauvaise conduite de ce bon monsieur).

Monsieur le Chef, dans sa grande sagesse, saura adopter les mesures applicables à ce cas et les dispositions les plus opportunes.

UN AMI

Je déchirai le papier carbone en mille morceaux et je les jetai dans différentes corbeilles; je rangeai le duplicata de la lettre dans la poche de ma chemise.

À la sortie de mon travail je postai, sur l’Avenida de Mayo, cette nouvelle enveloppe, à l’adresse de la rue Caupolican, à Ramos Mejia. Oui, sans aucun doute, cette lettre serait la dernière.

Je fis un effort pour m’enthousiasmer au milieu de conjectures et de rêves, dans des choses qui pouvaient arriver; je voulus me représenter monsieur Leandro, son visage à l’intelligence étroite, réfléchissant péniblement:

Monsieur Leandro reconnaît l’écriture de la machine à écrire électrique de Biotti; il se demande comment Biotti peut décrire tant de détails avec une aussi absolue précision; il pense que Biotti doit être le rédacteur des autres lettres, le vandale de la porte de Gastaldi et le voyou menaçant qui a appelé sa propre femme; il remarque que Biotti ne peut pas être maladroit au point d’utiliser pour cette dernière lettre la même machine — reconnaissable entre mille — du bureau; il admet que, malgré tout, la dénonciation peut être véridique et que, en effet, peut-être que Guillermo Garcia Ludofice... Etcetera, etcetera, etcetera.

C’est ainsi que je voulus signer ma comédie, laissant, malgré tout, une porte ouverte au doute et à l’ambiguïté.

Le fait est, Graciela Conforte, que, déjà de retour dans le métro, un terrible ennui m’assaillit soudain, l’exténuation de la satiété, le sens du vide et du néant.

Et quand j’entrai dans ma grotte humide et obscure de la rue Humboldt, sentant la graisse et avec des chaussures éparpillées sur le sol, avec son lavabo fissuré et sa bouilloire cabossée, avec ses vingt milles stériles feuilles blanches, je ne saurais dire pourquoi il me revint à l’esprit qu’il y avait déjà mille feuilles par an que je ne te voyais pas, qu’il y avait déjà vingt ans que je n’entendais plus ta voix, qu’il y avait vingt ans que, pour toi, j’avais cessé d’exister.

Et alors, Graciela Conforte, comme je n’avais envie ni de manger ni de ne pas manger, ni de dormir ni de rester éveillé, il me vint l’idée de me mettre à écrire cette longue lettre que maintenant, le lendemain, je suis sur le point de terminer, et dans laquelle j’ai voulu te raconter quelques unes des choses que j’ai inventées en ces jours de juillet.

Cette lettre, née d’une plume ratée et en un lieu infect, lorsqu’elle sera parcourue par tes yeux bien-aimés et au contact de tes mains bien-aimées, pourra peut-être s’ennoblir un peu et, dans l’éclat de ta maison de conte de fées, acquerra peut-être une certaine beauté littéraire mélancolique.

Affectueusement,                            
Guillermo G. L.
Traduction: Michel Casana
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Date of publicationOctober 2008
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