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Superstitions rémunératrices

Fernando Sorrentino
Smaller text sizeDefault text sizeBigger text size Add to my bookshelf epub mobi Permalink MapBelgrano, Buenos Aires

Personnellement, je vis des superstitions des autres. Je ne gagne pas beaucoup et le travail est assez dur.

Mon premier emploi, ce fut dans une usine d’eau de Seltz. Le patron croyait, allez donc savoir pourquoi, qu’une parmi ses milliers (oui, mais laquelle?) de bouteilles d’eau de seltz hébergeait une bombe atomique. Il croyait aussi qu’une présence humaine suffisait à empêcher que cette terrible énergie se libère. Nous étions plusieurs employés, un pour chaque camion. Mon travail consistait à rester assis sur l’irrégulière surface des bouteilles d’eau de seltz pendant les six heures quotidiennes que durait la distribution de ces boissons gazeuses. Un travail pénible: le camion cahotait; le siège était inconfortable, douloureux; le trajet, ennuyeux; les conducteurs de camion, des personnes vulgaires; une bouteille d’eau de seltz (pas celle qui contenait la bombe) éclatait de temps à autre et je recevais de légères blessures. À la fin, fatigué, je renonçai. Et le patron se dépêcha de me remplacer par un autre homme qui, par sa seule présence, allait empêcher l’explosion de la bombe atomique.

Immédiatement j’appris qu’une vieille fille célibataire de Belgrano avait un élevage de tortues et elle croyait, allez savoir pourquoi, que l’une d’entre elles (oui, mais laquelle?) était le diable sous la forme d’une tortue. Comme la demoiselle, qui s’habillait de noir et récitait le rosaire, ne pouvait pas les surveiller en permanence, elle m’engagea pour que je m’en charge pendant la nuit. «Comme tout un chacun le sait», m’expliqua-t-elle, «une de ces deux tortues est le diable. Quand vous verrez qu’il pousse deux ailes de dragon à l’une d’entre elles, avertissez-moi immédiatement, parce que celle-là, sans aucun doute, ce sera le diable. Alors, nous allumerons un bûcher et nous la brûlerons vive pour en finir ainsi avec le mal sur toute la surface de la terre.» Les premières nuits je me tins éveillé, surveillant les tortues: en voilà des animaux sots et sans grâce. Par la suite mon zèle me sembla injustifié et, dès que la vieille fille se couchait, j’enveloppais mes jambes dans une couverture et, recroquevillé sur une chaise du jardin, je dormais toute la nuit. Et c’est ainsi que je n’ai jamais pu savoir laquelle des deux tortues était le diable. Alors je dis à la demoiselle que je préférais abandonner ce travail, car il était très malsain pour moi de passer toutes mes nuits éveillé.

Parce que, en plus, je venais d’apprendre qu’à San Isidro il y avait une grande maison vétuste perchée sur un haut escarpement, et, dans la grande maison, une statuette qui représentait une douce jeune fille française de la fin du XIXe siècle. Les propriétaires — un couple de vieillards chenus — croyaient, allez savoir pourquoi, que cette jeune-fille était malade d’amour et de tristesse, et que, si on ne lui trouvait pas un fiancé, elle mourrait à brève échéance. Mon salaire fut fixé et je devins le fiancé de la statuette. Je commençai à lui rendre des visites. Les deux vieillards nous laissent seuls, bien que je les soupçonne de nous surveiller en secret. La jeune-fille me reçoit dans la salle mélancolique, nous nous asseyons dans un canapé élimé, je lui apporte des fleurs, des bonbons ou des livres, je lui écris des poésies ou des lettres, elle joue du piano d’un air alangui, m’adresse de doux regards, je l’appelle mon amour, je l’embrasse furtivement, parfois je vais plus loin que ce que permettent la pudeur et l’innocence d’une jeune-fille de la fin du XIXe siècle. Gisèle m’aime aussi, elle baisse les yeux, soupire doucement, me dit: «Quand nous marierons-nous?» Je lui réponds: «Bientôt. Je suis en train de faire des économies.» Oui, mais la date est sans arrêt repoussée, en effet, je ne peux faire que très peu d’économies en vue de notre mariage: comme je l’ai déjà dit, on ne gagne pas grand-chose quand on vit des superstitions des autres.

Translation: Michel Casana
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Copyright ©Fernando Sorrentino, 1982
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Date of publicationJune 2005
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