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Cover Library Short Stories Terre des mots

À cause du docteur Moreau

Fernando Sorrentino
Smaller text sizeDefault text sizeBigger text size Add to my bookshelf epub mobi Permalink MapSanta Rosa, Argentina
1.

Tout ar­rive en cette vie: et il ar­riva aussi ce mo­ment où Ma­rina me dit:

—Je veux que tu connaisses mes pa­rents.

2.

Cela a bien dû s’écou­ler une dé­cen­nie de­puis: cela se pro­dui­sit par un hu­mide après-midi d’été, près de la gare de Acas­suso, à l’ombre d’eu­ca­lyp­tus ber­cés par un vent qui nous ap­por­tait l’odeur de pluies loin­taines. Et ce­pen­dant, je ne peux pas me rap­pe­ler le vi­sage de Ma­rina.

Je sais, sans le moindre doute, qu’elle était belle: il est vrai que j’en étais amou­reux. Mais j’in­siste: elle était belle; ce point est ab­so­lu­ment in­dis­cu­table. De quoi d’autre? De quoi d’autre puise en­core me sou­ve­nir à pro­pos de Ma­rina? Elle était grande, elle était brune, elle était sou­riante, elle était ir­res­pon­sable, elle était simple, igno­rante et in­fi­ni­ment ai­mable. Est-ce qu’au­jour­d’hui ses sou­ve­nirs pour­ront être aussi pauvres que les miens? Quand je pense au nombre de fois où nous nous sommes dit que nous étions faits l’un pour l’autre!

3.

Nous avions en­vi­ron vingt-cinq ans. A cette époque-là tout me réus­sis­sait. Je ne connais­sais pas le mal­heur et, si je l’avais ren­con­tré une fois, je l’avais déjà ou­blié. J’avais une vi­sion in­gé­nue et op­ti­miste de l’uni­vers. J’avais confiance dans l’hon­nê­teté des gou­ver­ne­ments, dans les pro­mo­tions que m’ap­por­te­rait mon tra­vail, dans le suc­cès de mes études, dans la di­gnité des hommes. Je vi­vais dans le meilleurs des mondes pos­sibles.

Mis à part quelques lé­gers et pré­vi­sibles obs­tacles qui ve­naient les per­tur­ber, tous mes pro­jets sui­vaient la route que je leur avais as­si­gnée. Mon pro­jet était de me ma­rier avec Ma­rina dans un délai maxi­mum d’un an. Et je n’avais pas la plus pe­tite rai­son pour ne pas croire que, en effet, avant un an, je me ma­rie­rai avec Ma­rina.

Et, comme tout ar­rive en cette vie, il ar­riva aussi ce mo­ment où Ma­rina me dit:

—Je veux que tu connaisses mes pa­rents.

4.

Ma­dame Stella Maris, sa mère, était une ver­sion en plus mûr de Ma­rina (qui, en réa­lité, s’ap­pe­lait, de façon plus ca­co­pho­nique, Ma­rina On­dina). J’en dé­dui­sis que c’était ainsi que se­rait Ma­rina dans deux dé­cen­nies, quand nous se­rions, à notre tour, les pa­rents d’une jeune fille, qui por­te­rait des noms à la rime moins forte: tel fut l’ob­jec­tif à long terme que j’ima­gi­nai lorsque je la sa­luai. Cela va sans dire, donc, que ma­dame Stella Maris était une grande, brune, sou­riante, et élé­gante dame d’en­vi­ron qua­rante-cinq ans.

Mais le père de Ma­rina fut en fin de compte l’homme le plus hor­rible que j’aie ja­mais connu de ma vie. Il se ré­dui­sait à une pe­tite taille. Ce n’est pas grave. Per­sonne ne doit en dé­duire que c’était un nain: ce n’était qu’une per­sonne de pe­tite taille. Ce qui était in­ad­mis­sible, c’est que la tête à elle seule s’ap­pro­priait plus de la moi­tié de sa taille. Et quelle tête, mon Dieu! Le pre­mier trait qui m’at­tira (ou, plus exac­te­ment, me ré­pu­gna) ce fut sa cou­leur, une cou­leur in­adap­tée à une peau. On au­rait dit un tissu cha­toyant entre rose et noir, avec toutes les nuances in­ter­mé­diaires, si sen­sible aux lu­mières, qu’il m’obli­geait à cli­gner des yeux quand il m’éblouis­sait de ses re­flets. En même temps, je re­mar­quai que cette peau était hu­mide et il n’était pas in­ter­dit de sup­po­ser —bien que je ne l’aie pas tou­chée— qu’elle était vis­queuse. Il n’avait pas de che­veux ni de barbe, et il était évident qu’il n’en avait ja­mais eu: voilà jus­qu’à quel point la simple ob­ser­va­tion dé­mon­trait qu’au­cun che­veu ne ris­quait de pous­ser sur cette tête. La par­tie su­pé­rieure lais­sait craindre d’être une sphère par­faite, mais cette pers­pec­tive était frus­trée car, un peu plus bas, elle de­ve­nait un hé­mi­sphère par­fait, à par­tir de ce qui au­rait pu être la ligne de l’équa­teur (plus ou moins à la hau­teur d’oreilles in­exis­tantes), la tête se trans­for­mait en une co­lonne cy­lin­drique, jus­qu’à se perdre, sans to­lé­rer la tran­si­tion d’un cou, dans les re­plis d’une es­pèce de tu­nique jaune, en tissu éponge, qui le cou­vrait jus­qu’aux pieds sans que l’on par­vint à trou­ver un élar­gis­se­ment cor­res­pon­dant aux épaules. Au­tre­ment dit, le père de Ma­rina conser­vait le même dia­mètre du som­met jus­qu’aux fon­da­tions. C’était un mo­no­lithe au som­met ar­rondi, que quel­qu’un au­rait en­ve­loppé jus­qu’en son mi­lieu dans une grande ser­viette de bain jaune. A quelques cen­ti­mètres au-des­sus de la toge se trou­vait sa bouche, ou plus exac­te­ment une fente mo­bile et éden­tée, flexible et cor­née à la fois, qui se contrac­tait jus­qu’à dis­pa­raître ou se di­la­tait tel­le­ment que, ses com­mis­sures s’éten­dant jus­qu’à sa nuque, on avait l’im­pres­sion que mon­sieur Oc­ta­vio était un dé­ca­pité dont la tête, re­po­sant sur une mi­nus­cule base que n’avait pas at­teinte un bour­reau né­gligent, pou­vait choir bruyam­ment sur le sol d’un ins­tant à l’autre pour peu que la plus fa­mé­lique des mouches se pose sur celle-ci. Il était dé­pourvu d’oreilles ainsi que de nez: ces em­pla­ce­ments ap­pa­rais­saient aussi lisses et polis que sa cal­vi­tie; rien, pas une ci­ca­trice, pas une ride, pas la plus pe­tite marque. Des yeux, il en avait deux: dis­pro­por­tion­nés, ronds, in­jec­tés de sang, sans sour­cils, sans cils, sans blanc, sans pu­pille, sans mou­ve­ment, sans ex­pres­sion.

5.

—Oc­ta­vio est au ré­gime —pré­cisa ma­dame Stella Maris lors­qu’elle re­mar­qua que je re­gar­dais le grand plat des­tiné à son mari.

Ma­dame Stella Maris, Ma­rina et moi man­gions des ali­ments —com­ment dire— cou­rants. Le plat de mon­sieur Oc­ta­vio, par contre, nous ap­pa­rais­sait comme une es­pèce d’an­tho­lo­gie de la faune ma­rine. La vio­lente puan­teur de pois­son­ne­rie s’in­fil­tra jus­qu’au plus pro­fond de mes na­rines, jus­qu’à mes yeux, me fai­sant lar­moyer. Comme mon futur beau-père avait les mains en­ve­lop­pées dans les manches de sa tu­nique, qui se ter­mi­naient par un nœud, il ma­niait les cou­verts comme l’au­rait fait une per­sonne qui n’au­rait pas re­tiré ses gants. Les plats suc­ces­sifs de pois­sons, de mol­lusques et de crus­ta­cés crus étaient vidés ra­pi­de­ment et vo­ra­ce­ment par mon­sieur Oc­ta­vio. A simple vue, je cal­cu­lai qu’il avait dû en­glou­tir au moins cinq kilos de ces bes­tioles mul­ti­co­lores. Je crus re­con­naître des cal­mars, des cre­vettes grises, des huîtres, des crabes, des co­quillages, des mé­duses, des moules, des coques, des étoiles de mer et des our­sins, des co­raux, des éponges, des pois­sons mé­con­nais­sables...

—Oc­ta­vio est au ré­gime —confirma ma­dame Stella Maris vers la fin du repas—. Nous al­lons au salon prendre le café?

Je lais­sai pas­ser mon­sieur Oc­ta­vio et j’ob­ser­vai sa façon de mar­cher. Il le fai­sait de ma­nière ir­ré­gu­lière, soit en fai­sant un pas très ra­pide, soit un autre très lent, sans qu’il y eût, par ailleurs, cette al­ter­nance qui au­rait pu in­di­quer une clau­di­ca­tion nor­male. Sa façon de mar­cher évo­quait celle d’une au­to­mo­bile dont les roues au­raient été l’une tri­an­gu­laire, l’autre ob­longue, l’autre ronde et la qua­trième ovale. J’ai déjà dit que la toge jaune le cou­vrait en­tiè­re­ment, à l’ex­cep­tion de la tête. Le bas du vê­te­ment était gé­né­reux et ba­layait le sol comme une robe de ma­riée.

Ma­dame Stella Maris dé­posa une petit pla­teau avec des tasses de café sur une table basse sculp­tée oc­to­go­nale, flan­quée de deux fau­teuils. Dans l’un nous nous as­sîmes Ma­rina et moi; en face de nous, de l’autre côté de la table, mon­sieur Oc­ta­vio et son épouse. Je pus alors ob­ser­ver un autre dé­tail, que, au cours du dîner, je n’avais pas re­mar­qué. Quand mon­sieur Oc­ta­vio par­lait, dans la sec­tion du cy­lindre cou­verte par la tu­nique il se pro­dui­sait des mou­ve­ments ré­flexes, comme si des bras in­vi­sibles ac­com­pa­gnaient de leurs gestes les par­ties les plus im­por­tantes du dis­cours. Cela don­nait l’im­pres­sion que le corps de mon­sieur Oc­ta­vio se trou­vait en ébul­li­tion: telles étaient la vio­lence et la fré­quence des bulles jaunes que for­mait la toge.

Mon­sieur Oc­ta­vio était lo­quace, d’une ten­dance ir­ré­fré­nable à mo­no­po­li­ser la conver­sa­tion. Il par­lait et il par­lait et il par­lait. Moi, je ne l’écou­tais même pas. Je pen­sais: «Mais est-il pos­sible que cet homme mons­trueux ait en­gen­dré Ma­rina, mon en­chan­te­resse, ma belle et an­gé­lique Ma­rina?» Tout à coup, je pen­sai que, dans sa jeu­nesse, ma­dame Stella Maris avait été in­fi­dèle à son mari et que Ma­rina était le fruit de ces amours illi­cites. Im­mé­dia­te­ment, em­porté par cette pen­sée, je me re­trou­vai en train de lan­cer de com­plices re­gards de so­li­da­rité à ma­dame Stella Maris —par bon­heur, elle ne s’en ren­dit pas compte—, comme pour lui faire com­prendre que j’avais dé­cou­vert son se­cret, mais que je ne la dé­non­ce­rai pas. Au contraire, tout au contraire: j’ap­prou­vais sans ré­serve son aven­ture, ap­prou­vant tout, sauf que ce monstre ba­vard et ba­billard soit le père de ma Ma­rina.

Une ques­tion qu’on me posa me ren­dit à la réa­lité. La conver­sa­tion avait dé­rivé vers le thème des ma­la­dies. Ma­dame Stella Maris se lança avec en­thou­siasme dans le dé­ve­lop­pe­ment de ce sujet où elle se sen­tait à l’aise.

—Tu es comme un pois­son dans l’eau —sou­li­gna mon­sieur Oc­ta­vio.

Elle sou­rit or­gueilleu­se­ment et pour­sui­vit. Elle avait, de ce point de vue, un ma­gni­fique cur­ri­cu­lum: opé­ra­tions, frac­tures, in­farc­tus, af­fec­tions hé­pa­tiques, troubles ner­veux... Moi, comme je suis ti­mide, j’avais gardé jusque là un si­lence ex­ces­sif. Ma­rina me poussa d’un re­gard à in­ter­ve­nir dans la conver­sa­tion. Hum­ble­ment, j’al­lé­guai cer­taines at­taques d’asthme qui me har­ce­laient de temps à autre.

—En ce qui concerne l’asthme —dit mon­sieur Oc­ta­vio, de sa voix pleine de bulles—, il n’y a rien de tel que la mer. La mer est bien plus ef­fi­cace que toutes ces co­chon­ne­ries que pres­crivent les mé­de­cins, sauf, bien sûr, l’huile de foie de morue.

—S’il te plaît, Oc­ta­vio —le re­prit son épouse—, ne dis pas cela, car une fois, à Mar del Plata, j’ai at­trapé un rhume qui a duré près de deux mois.

—Tu vois? —dit sen­ten­cieu­se­ment mon­sieur Oc­ta­vio—. C’est parce qu’il ouvre la bouche que le pois­son se fait prendre. Rap­pelle-toi que ce fa­meux rhume tu l’as at­trapé ici, à peu de ki­lo­mètres de Bue­nos Aires, quand nous al­lions vers Mar del Plata, et non à Mar del Plata. Il n’y a rien de tel que la mer pour la santé.

—Bien sûr, bien sûr —dirent-elles, dîmes-nous, pro­fu­sé­ment—; le cli­mat ma­ri­time, l’iode, le sable...

—Rien de mieux que la mer —ré­péta mon­sieur Oc­ta­vio, sur un ton d’une au­to­rité in­dis­cu­table—. Huit jours en mer et, adieu à votre asthme! Si je t’ai vu, je ne m’en sou­viens plus.

—Oui, papa, oui —concéda Ma­rina—. Tu aimes la mer parce que tu es du Ver­seau, mais il y a des per­sonnes qui ne s’ac­cordent pas avec... Moi, par exemple, je suis des Pois­sons...

—Et moi —dit ma­dame Stella Maris— je suis du Can­cer, et je n’aime pas tel­le­ment non plus la mer...

—Quant à moi —confessa Ma­rina—, la mer me rend ner­veuse.

—Au contraire —ré­tor­qua mon­sieur Oc­ta­vio—. Ce n’est qu’une ques­tion d’ac­cou­tu­mance de l’or­ga­nisme. Une fois que tu te seras ha­bi­tuée, tu ver­ras comme la mer te calme les nerfs.

—Par­lant de nerfs —in­ter­rom­pit ma­dame Stella Maris—, la frayeur que nous avons eue en avion, quand nous ve­nions de Rio de Ja­neiro...

—Je t’avais pré­ve­nue —le prin­cipe di­rec­teur de la conduite de mon­sieur Oc­ta­vio était de contre­dire tout ce qui se di­sait en cet ins­tant—. Je te l’avais dit: voyage en ba­teau. Le ba­teau est sûr, est confor­table, est bon mar­ché, on sent l’odeur de la mer, on voit les pois­sons... Même si l’avion est beau­coup plus ra­pide, ce n’est pas com­pa­rable.

L’éner­gie avec la­quelle il pro­nonça ces der­niers mots fit une cer­taine im­pres­sion, dont il dé­coula quelques ins­tants de si­lence. Je me sen­tais in­ca­pable de re­prendre la conver­sa­tion. En fait, je ne me sen­tais ca­pable de rien. L’as­pect mons­trueux de mon­sieur Oc­ta­vio —bien qu’at­té­nué par une cer­taine sym­pa­thie pa­ra­doxale qui éma­nait de ses avis tran­chés—, sa voix aqueuse, l’odeur de son ré­gime ma­ri­time étaient de puis­sants ar­gu­ments qui m’in­ci­taient à me re­ti­rer. Je sen­tais ma trans­pi­ra­tion sur mon front et mon étouf­fe­ment au col de ma che­mise; mes jambes, sans que je puisse les contrô­ler, se ba­lan­çaient sans cesse. J’étais in­quiet et je di­rais même ma­lade. Je vou­lais sim­ple­ment ren­trer chez moi. Une in­quié­tante sen­sa­tion ve­nant de mon es­to­mac me fai­sait hé­si­ter entre le vo­mis­se­ment et la diar­rhée ner­veuse.

Mais ce trio à la ver­bo­sité ex­ces­sive était ir­ré­pres­sible. Ma­dame Stella Maris et Ma­rina, même si elle se heur­taient à la ré­fu­ta­tion sans appel de mon­sieur Oc­ta­vio, ne sem­blaient pas en être en­nuyées. On voyait que c’était la ma­nière ha­bi­tuelle dont se dé­rou­laient leurs conver­sa­tions: mon­sieur Oc­ta­vio, digne et calme, ré­dui­sait à néant tous les ar­gu­ments de son épouse et de sa fille; elles ad­met­taient cette si­tua­tion tout na­tu­rel­le­ment.

Je re­mar­quai qu’on sol­li­ci­tait à nou­veau mon avis. Le débat tour­nait main­te­nant au­tour de quel se­rait le meilleur en­droit pour que Ma­rina et moi pas­sions notre nuit de noce. Ma­rina sug­géra sans convic­tion et tout en même temps la cam­pagne, les col­lines de Cor­doba, les pro­vinces du nord; mon­sieur Oc­ta­vio fa­vo­ri­sait fer­me­ment Mar del Plata.

—C’est plus sain —dit-il—, plus na­tu­rel. Il y a la mer, il y a le sel, il y a l’iode, il y a le sable, il y a les co­quillages... Il n’y a rien de mieux que la mer...

Je me sen­tais dé­faillir. Je crus com­prendre que Ma­rina plai­dait en fa­veur d’un lieu tran­quille, avec peu de tou­ristes...

—Tu veux un en­droit tran­quille? —mon­sieur Oc­ta­vio était in­vin­cible—. Tu as San Cle­mente, Santa Clara del Mar, Santa Te­re­sita... Des en­droits tran­quilles, il y en a des tas sur la côte at­lan­tique!

Fai­sant un ef­fort sur­hu­main, je me levai et an­non­çai tout dou­ce­ment que j’al­lai me re­ti­rer.

—Si tôt? —de­manda mon­sieur Oc­ta­vio, re­gar­dant sa montre—. Il manque en­core huit mi­nutes pour qu’il soit mi­nuit.

La ré­cri­mi­na­tion qui éma­nait de ces mots me re­jeta dans le ca­napé. Il fal­lait voir la puis­sance de la per­son­na­lité de cet homme hor­rible!

C’est avec une faible joie que je consi­dé­rai l’éven­tua­lité qu’une bou­teille de whisky, ar­ri­vée à cet ins­tant dans les bras de ma­dame Stella Maris, me ré­con­forte par­tiel­le­ment. Je vidai mon verre d’une seule gor­gée.

—De mon temps —di­sait mon­sieur Oc­ta­vio—, quand j’étais jeune, nous al­lions dan­ser dans les guin­guettes du port de Bahia Blanca...

Je me lais­sai dis­traire un ins­tant, es­sayant d’ima­gi­ner mon­sieur Oc­ta­vio en dan­seur.

— ...​parfois nous dan­sions toute la nuit, jus­qu’au lever du jour. Par contre, les jeunes d’au­jour­d’hui, à huit heures du soir, ils sont déjà dans leur petit lit douillet, avec leur pe­tite cou­ver­ture et leur pe­tite bouillotte... Ha, ha, ha! On di­rait des bébés du jar­din d’en­fants...

Le so­li­loque de mon­sieur Oc­ta­vio, ag­gravé dans sa phase fi­nale par cette série de di­mi­nu­tifs in­ju­rieux, avait ac­quis les traits ca­rac­té­ris­tiques d’une at­taque per­son­nelle. Je me levai, dé­cidé à me re­ti­rer en force si cela s’avé­rait né­ces­saire. Par bon­heur, je ne dus pas en ap­pe­ler à la vio­lence. Mon­sieur Oc­ta­vio re­vint à ses ma­nières ai­mables et, après m’avoir tendu la manche nouée de sa ser­viette jaune, dit, avec l’air avan­ta­geux de quel­qu’un qui s’ap­prête à ter­mi­ner une jour­née par­faite:

—Bon... —et, à tra­vers le tissu, il se frotta les mains—, main­te­nant, au lit, avec un bon livre...

J’ap­prou­vai lar­ge­ment. Je vou­lais quit­ter cette mai­son. Si j’étais resté là une se­conde de plus, je crois que je me se­rais éva­noui.

—Je t’ac­com­pagne jus­qu’au trot­toir —me dit Ma­rina.

6.

Entre la mai­son et le trot­toir se trou­vait le jar­din: le par­fum vé­gé­tal des pins et des sa­pins me frappa comme une bé­né­dic­tion. Je res­pi­rai pro­fon­dé­ment, es­sayant que l’air ex­pulse les der­niers ves­tiges de cette puan­teur de pois­son­ne­rie. Je crus res­sus­ci­ter: les sen­sa­tions sto­ma­cales qui m’avaient af­fligé s’éva­po­rèrent ins­tan­ta­né­ment.

—Tu as vu, mon pauvre papa? —dit Ma­rina.

—Oui —ré­pon­dis-je va­gue­ment, sans sa­voir quoi ajou­ter.

—Il va beau­coup mieux —pour­sui­vit Ma­rina, me pre­nant par la taille, comme quel­qu’un qui se pré­pare à faire une confi­dence—. Jus­qu’à il y a en­vi­ron un an, nous ne pou­vions pas le faire sor­tir de la pis­cine. Jour et nuit dans la pis­cine. Main­te­nant, au moins, il mange à table et dort dans son lit. C’est déjà un pro­grès, non?

Elle dit tant de choses et moi je ne fis at­ten­tion qu’à une seule, la moins im­por­tante:

—Vous avez une pis­cine à la mai­son?

—Bien sûr, je ne te l’ai ja­mais dit? Dans le jar­din du fond. Je ne peux pas te la mon­trer main­te­nant parce que papa est en train de s’en ser­vir. Tous les soirs, il prend un petit bain, avant d’al­ler se cou­cher. Comme ça, il di­gère mieux.

Je posai une ques­tion idiote:

—Ca ne lui coupe pas la di­ges­tion?

—Au contraire: il a be­soin d’eau salée. Par contre, quand il est dans l’eau, il de­vient très agres­sif et il ne re­con­naît per­sonne. Même nous, il ne nous re­con­naît pas. Quand il remet les pieds sur terre, tu as vu comme il est gen­til et sym­pa­thique.

As­sommé, sans sa­voir que faire, je re­gar­dai ma montre. Ma­rina at­ten­dait quelque chose de ma part.

—Et les voi­sins? —de­man­dai-je—. Ils ne se plaignent pas?

—Pour quelle rai­son se plain­draient-ils? Du bruit, il n’y en a aucun. Un père plus si­len­cieux, cela ne peut pas exis­ter. Il ne plonge même pas. Il ar­rive au bord de la pis­cine et il se laisse glis­ser comme ça: shhh...

Sa main frôla lé­gè­re­ment mon vi­sage. Ef­frayé, je fis un saut en ar­rière. Ma­rina vou­lut me ré­con­for­ter d’une pe­tite anec­dote amu­sante:

—Une nuit, il était à demi-im­mergé, près du bord de la pis­cine. Le petit chien du voi­sin fran­chit la clô­ture de troène et s’ap­pro­cha pour le flai­rer. Alors papa sor­tit quelques uns de ses bras et... hop!

Et, avec un sou­rire en­joué, Ma­rina fit sem­blant de m’étran­gler. Elle ne m’ef­fleura même pas: elle fit seule­ment un pas en avant et fei­gnit tendre ses bras vers moi. Dans cette dé­mons­tra­tion, ses bras pa­rurent avoir ac­quis une sou­plesse et une force sin­gu­lières. Si pré­cé­dem­ment j’avais fait un saut en ar­rière, main­te­nant je m’en­vo­lai lit­té­ra­le­ment à trois mètres. Ma­rina se mit à rire, amu­sée par ma ré­ac­tion exa­gé­rée. Ma­rina riait, riait, riait. Il me sem­blait que sa bouche se di­la­tait jus­qu’à sa nuque, que sa tête de­ve­nait ronde et gros­sis­sait, que son nez et ses oreilles dis­pa­rais­saient, qu’elle per­dait sa ma­gni­fique che­ve­lure brune, que sa peau pre­nait ces teintes cha­toyantes noires et roses... Pour ne pas tom­ber, je m’ap­puyai à un arbre.

—Eh! Que t’ar­rive-t-il? —Ma­rina me se­coua par le bras et me ren­dit mes es­prits.

Elle était là, la même Ma­rina aussi ado­rable que tou­jours. Ma Ma­rina grande, brune, sou­riante, ir­res­pon­sable, simple, igno­rante et in­fi­ni­ment ai­mable.

—Ce n’est rien —dis-je en souf­flant—. Je ne me sens pas très bien.

Pour finir de me ré­con­for­ter, Ma­rina me dit:

—Tu veux venir nager de­main matin? En fin de compte, c’est di­manche. Tu ap­portes ton maillot et c’est tout.

Je pro­mis de venir, vers dix heures. Je dis au re­voir à Ma­rina comme tou­jours: avec un bai­ser.

—À de­main —dis-je.

7.

Mais je ne re­vins pas.

Avec une su­bite lu­ci­dité, avant que le train ne soit ar­rivé à la se­conde gare, celle de La Lu­cila, je sus tout ce que je de­vais faire. Les quinze jours sui­vants je fus un tour­billon d’ac­ti­vité fé­brile et je ré­glai presque toutes mes af­faires en cours. Je ne ré­pon­dis pas au té­lé­phone et je réus­sis à chan­ger de do­mi­cile et de tra­vail. Comme on dit dans les chro­niques po­li­cières, je ces­sai de me pré­sen­ter dans les lieux que je fré­quen­tais ha­bi­tuel­le­ment. Au bout d’un cer­tain temps, je par­vins à m’ins­tal­ler dé­fi­ni­ti­ve­ment à Santa Rosa, pro­vince de La Pampa: la ville jouit d’un cli­mat très sec et se trouve à égale dis­tance tant de l’océan At­lan­tique que du Pa­ci­fique.

Traduction: Michel Casana
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Date of publicationAugust 2005
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