https://www.badosa.com
Published at Badosa.com
Cover Library Short Stories Terre des mots

Essence et attribut

Fernando Sorrentino
Smaller text sizeDefault text sizeBigger text size Add to my bookshelf epub mobi Permalink MapJardin Zoologique

Le 25 juillet, lorsque je vou­lus taper la lettre A, je re­mar­quai une pe­tite ver­rue sur l’au­ri­cu­laire de ma main gauche. Le 27 elle me parut net­te­ment plus grosse. Le 3 août je par­vins, à l’aide d’une loupe, à dis­cer­ner sa forme. C’était une es­pèce de mi­nus­cule élé­phant: l’élé­phant le plus petit du monde, oui, mais un élé­phant par­fait jusque dans le moindre de ses dé­tails. Il était collé à mon doigt par l’ex­tré­mité de sa toute pe­tite queue. Ainsi, pri­son­nier de mon au­ri­cu­laire, il jouis­sait, ce­pen­dant, de sa li­berté de mou­ve­ments, sauf que ses dé­pla­ce­ments dé­pen­daient en­tiè­re­ment de ma vo­lonté.

Avec fierté, avec crainte, avec bien des doutes, je l’ex­hi­bai de­vant mes amis. Ils en éprou­vèrent du dé­goût, ils dirent que cela ne pou­vait pas être bon pour la santé d’avoir un élé­phant sur l’au­ri­cu­laire, ils me conseillèrent d’al­ler voir un der­ma­to­logue. Je ne fis aucun cas de leurs pa­roles, je n’al­lai voir per­sonne, je rom­pis mes re­la­tions avec eux, je me consa­crai ex­clu­si­ve­ment à étu­dier l’évo­lu­tion de l’élé­phant.

Vers la fin août c’était déjà un joli petit élé­phant gris, de la lon­gueur de mon au­ri­cu­laire, quoique bien plus vo­lu­mi­neux. Je jouais toute la jour­née avec lui. Par­fois je pre­nais plai­sir à le ta­qui­ner, à lui faire des cha­touilles, à lui ap­prendre à faire des ca­brioles et à sau­ter de tout pe­tits obs­tacles: une boîte d’al­lu­mettes, un taille-crayon, une gomme.

A cette époque, il me parut op­por­tun de lui don­ner un nom. Il me vint à l’es­prit plu­sieurs noms stu­pides et, en ap­pa­rence, tra­di­tion­nel­le­ment dignes d’un élé­phant: Dumbo, Jumbo, Yumbo… En der­nier res­sort, de façon as­cé­tique, je pré­fé­rai l’ap­pe­ler Élé­phant, tel quel.

J’étais ravi de nour­rir Élé­phant. Je ré­pan­dais sur la table des miettes de pain, des feuilles de lai­tue, des pe­tits bouts de gazon. Et, là-bas tout au loin, sur le bord, un petit mor­ceau de cho­co­lat. Élé­phant lut­tait alors pour at­teindre sa frian­dise. Mais, si ma main res­tait ferme, Élé­phant ne pou­vait ja­mais y ar­ri­ver. C’est ainsi que je confir­mais qu’Élé­phant n’était qu’une par­tie —et la plus faible— de ma per­sonne.

Peu de temps après —di­sons, lorsque Élé­phant avait at­teint la taille d’un rat— il ne fut plus aussi fa­cile de le contrô­ler. Mon au­ri­cu­laire était bien trop mince pour ré­sis­ter à ses élans.

A cette époque-là j’en­tre­te­nais en­core l’idée er­ro­née que le phé­no­mène n’était dû qu’à la crois­sance d’Élé­phant. Je dus chan­ger d’avis lorsque Élé­phant fut aussi gros qu’un agneau: ce jour-là aussi je fus aussi gros qu’un agneau.

Cette nuit-là —et quelques autres en­core— je dor­mis à plat ventre, ma main gauche hors de mon lit: sur le sol, à côté de moi, Élé­phant dor­mait. En­suite je dus dor­mir —à plat ventre, ma tête sur sa croupe, mes pieds sur son dos— sur Élé­phant. Presque im­mé­dia­te­ment un frag­ment de sa hanche me suf­fit. En­suite, sa queue. En­suite, le petit bout de sa queue, où je n’étais plus qu’une pe­tite ver­rue, to­ta­le­ment im­per­cep­tible.

Je crai­gnis alors de dis­pa­raître, de ne plus être moi, de ne plus être qu’un simple mil­li­mètre de la queue d’Élé­phant. En­suite cette peur s’étei­gnit, je re­trou­vai mon ap­pé­tit. J’ap­pris à me nour­rir de pe­tites miettes éga­rées, de grains de millet, de brins de four­rage, d’in­sectes presque mi­cro­sco­piques.

Bien sûr, cela c’était avant. Main­te­nant j’oc­cupe à nou­veau un es­pace plus digne sur la queue d’Élé­phant. Il est vrai que je suis en­core aléa­toire. Mais je peux m’em­pa­rer de bis­cuits en­tiers et contem­pler —in­vi­sible, in­ex­pug­nable— les vi­si­teurs du Jar­din Zoo­lo­gique.

Par­venu à ce point du pro­ces­sus je suis très op­ti­miste. Je sais qu’Élé­phant com­mence à ra­pe­tis­ser. Voilà pour­quoi un pré­coce sen­ti­ment de su­pé­rio­rité m’est ins­piré par les pro­me­neurs in­sou­ciants qui nous lancent des frian­dises, ne croyant qu’à l’évident Élé­phant qu’ils ont de­vant eux, sans soup­çon­ner qu’il n’est qu’un at­tri­but futur de l’es­sence la­tente qui est en­core à l’af­fût, tapie.

Traduction: Michel Casana
Table of related information
Copyright ©Fernando Sorrentino, 1982
By the same author RSS
Date of publicationSeptember 2005
Collection RSSTerre des mots
Permalinkhttps://badosa.com/n242-fr
Readers' Opinions RSS
Your opinion
How to add an image to this work

Besides sending your opinion about this work, you can add a photo (or more than one) to this page in three simple steps:

  1. Find a photo related with this text at Flickr and, there, add the following tag: (machine tag)

    To tag photos you must be a member of Flickr (don’t worry, the basic service is free).

    Choose photos taken by yourself or from The Commons. You may need special privileges to tag photos if they are not your own. If the photo wasn’t taken by you and it is not from The Commons, please ask permission to the author or check that the license authorizes this use.

  2. Once tagged, check that the new tag is publicly available (it may take some minutes) clicking the following link till your photo is shown: show photos ...

  3. Once your photo is shown, you can add it to this page:

Even though Badosa.com does not display the identity of the person who added a photo, this action is not anonymous (tags are linked to the user who added them at Flickr). Badosa.com reserves the right to remove inappropriate photos. If you find a photo that does not really illustrate the work or whose license does not allow its use, let us know.

If you added a photo (for example, testing this service) that is not really related with this work, you can remove it deleting the machine tag at Flickr (step 1). Verify that the removal is already public (step 2) and then press the button at step 3 to update this page.

Badosa.com shows 10 photos per work maximum.

Badosa.com Idea, design & development: Xavier Badosa (1995–2018)