Je vous renvoie, monsieur, le manuscrit que vous avez eu la bonté de me confier. Je vous remercie de cette complaisance, bien qu’elle ait réveillé en moi de tristes souvenirs que le temps avait effacés. J’ai connu la plupart de ceux qui figurent dans cette histoire, car elle n’est que trop vraie. J’ai vu souvent ce bizarre et malheureux Adolphe, qui en est à la fois l’auteur et le héros; j’ai tenté d’arracher par mes conseils cette charmante Ellénore, digne d’un sort plus doux et d’un coeur plus fidèle, à l’être malfaisant qui, non moins misérable qu’elle, la dominait par une espèce de charme, et la déchirait par sa faiblesse. Hélas! la dernière fois que je l’ai vue, je croyais lui avoir donné quelque force, avoir armé sa raison contre son coeur. Après une trop longue absence, je suis revenu dans les lieux où je l’avais laissée, et je n’ai trouvé qu’un tombeau.
Vous devriez, monsieur, publier cette anecdote. Elle ne peut désormais blesser personne, et ne serait pas, à mon avis, sans utilité. Le malheur d’Ellénore prouve que le sentiment le plus passionné ne saurait lutter contre l’ordre des choses. La société est trop puissante, elle se reproduit sous trop de formes, elle mêle trop d’amertumes à l’amour qu’elle n’a pas sanctionné; elle favorise ce penchant à l’inconstance, et cette fatigue impatiente, maladies de l’âme, qui la saisissent quelquefois subitement au sein de l’intimité. Les indifférents ont un empressement merveilleux à être tracassiers au nom de la morale, et nuisibles par zèle pour la vertu; on dirait que la vue de l’affection les importune, parce qu’ils en sont incapables; et quand ils peuvent se prévaloir d’un prétexte, ils jouissent de l’attaquer et de la détruire. Malheur donc à la femme qui se repose sur un sentiment que tout se réunit pour empoisonner, et contre lequel la société, lorsqu’elle n’est pas forcée à le respecter comme légitime, s’arme de tout ce qu’il y a de mauvais dans le coeur de l’homme pour décourager tout ce qu’il y a de bon!
L’exemple d’Adolphe ne sera pas moins instructif, si vous ajoutez qu’après avoir repoussé l’être qui l’aimait, il n’a pas été moins inquiet, moins agité, moins mécontent; qu’il n’a fait aucun usage d’une liberté reconquise au prix de tant de douleurs et de tant de larmes; et qu’en se rendant bien digne de blâme, il s’est rendu aussi digne de pitié.
S’il vous en faut des preuves, monsieur, lisez ces lettres qui vous instruiront du sort d’Adolphe; vous le verrez dans bien des circonstances diverses, et toujours la victime de ce mélange d’égoïsme et de sensibilité qui se combinait en lui pour son malheur et celui des autres; prévoyant le mal avant de le faire, et reculant avec désespoir après l’avoir fait; puni de ses qualités plus encore que de ses défauts, parce que ses qualités prenaient leur source dans ses émotions, et non dans ses principes; tour à tour le plus dévoué et le plus dur des hommes, mais ayant toujours fini par la dureté, après avoir commencé par le dévouement, et n’ayant ainsi laissé de traces que de ses torts.
Copyright © | Benjamin Constant, 1816 |
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Date of publication | June 2000 |
Collection | Worldwide Classics |
Permalink | https://badosa.com/n081-b1 |
I have just completed the small but fascinating book Adolphe by Benjamin Constant. It was so entertaining and insightful. I am now reading The Red Notebook. Both are printed together in a Signet Classics volume, published in 1959. I found this book while browsing through a bookcase at my cottage. I have no idea how the book got there; maybe it was left by a guest. It has obviously been there for some time judging by its appearance. But I can never bring myself to throwing out a book and in this case am very glad I didn't. I truly am enjoying this writer which is why I Googled him and am now writing this e-mail.
Hola, he leído a Benjamín Constant (Adolfo), me parece un ser increíblemente excepcional. Me encanta su forma de narrar, su simplicidad, su honestidad al expresar, sencillamente maravilloso. Me gustaría poder leer Céline, pero no sé cómo ubicar esa novela. Gracias por la página.
Convindria incloure La llibertat dels antics comparada amb els moderns de Constant a la seva entrada. Felicitats per Badosa.com.
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